Les malheurs de Suzie

Note du MJ :

J’ai fait jouer la campagne « Serre-de-nuit » avec d’autres joueurs. Exactement les mêmes scénarii avec, bien sûr, des conséquences différentes.

Lors de l’épisode cinq « Des flammes dans la nuit », Ronopop, le joueur incarnant Suzie (équivalent du personnage de Betty dans la version mise en ligne), a choisi d’exploiter à fond le handicap « curieux » de son personnage. Suzie s’est donc délibérément laissée capturer par les comanches dans le fort assiégé afin de comprendre ce que les sauvages lui voulaient.

Ronopop a continué l’aventure autour de la table avec un autre personnage mais a tout de même souhaité poursuivre en parallèle l’histoire de Suzie.

Nous avons donc poursuivi par échange de mails afin de voir si nous pouvions faire vivre les événements de cette campagne selon un autre angle d’approche.

Voici donc « Les malheurs de Suzie », pont scénaristique, quittant la campagne à l’épisode cinq pour la récupérer à l’épisode neuf, au moment où les Pawnees contemple les cadavres des soldats confédéré dans la plaine.

Certains noms vous seront inconnus car ils font référence à d’autres joueurs. Ainsi, Mr Patterson est un PJ qui pourrait être l’équivalent de Blake. Par contre vous découvrirez les personnalités de PNJ comme les rangers Norris et Thomson « crâne de Lune » qui ont été à peine abordés durant la campagne.

J’espère que cela vous inspirera pour vos propres aventures ou, plus simplement, que ça vous fera passer un agréable moment.

Thex

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Les malheurs de Suzie

C’est comme se réveiller après un très, très long cauchemar. Du genre qui semble n’en jamais finir. En vérité ils ne durent que quelques minutes, mais pour le rêveur ils paraissent tellement réels et insoutenables qu’ils s’étendent sur une vie entière. Pour Suzie, c’est une vie et même plusieurs qui se sont succédées durant ce long cauchemar. Plusieurs vies où elle, la petite chanteuse de Tallahassee sans histoire, a plongé dans la brutalité d’une guerre sans fin, côtoyé des pistoleros, des joueurs professionnels étrangement agiles. Enterré un révérend, tué des bandits sans scrupules, manipulé des objets qu’elle ne comprenait pas, et assisté à des déploiements de magie – y avait-il un autre mot ? – incroyables. Elle a foulé les terres noires des indiens de l’ouest et échappé à des créatures chtoniennes ou infernales, qu’importait leur origine ou leur nature après tout, elles étaient simplement effrayantes, comme dans tout cauchemar qui se respecte. Des vies qui ont ouvert ses yeux sur la véritable nature du monde. Les rêves sont bien souvent plus vivaces que la réalité, et laissent une empreinte agréable ou écœurante selon leur nature. Cette empreinte se dissipe au bout de quelques minutes, elle peut parfois durer une journée, et dans de très rares occasions ne vous quittent jamais.

C’est cette impression qui assaille Suzie au réveil, dans sa chambre du Red Hoodie Hotel de Dodge City, après une nuit où sa paie de chanteuse a disparu dans un verre de trop et une chambre moelleuse. Pas si moelleuse que cela, d’ailleurs, tellement elle est percluse de courbatures. On la bouscule et elle imagine tout de suite le pire, priant pour que l’homme à ses côtés ne soit pas en train de prendre la poudre d’escampette avec le peu d’objets de valeur qu’il lui reste. Suzie tente de s’éveiller en sursaut, chassant ce terrible cauchemar qui n’était finalement rien à côté de sa vie de chanteuse sans le sou, mais son corps ne suit pas, comme toujours. Suzie admire les cow-boys qui dorment debout à dos de cheval, se laissent bercer par le pas roulant de leur monture, et en un éclair reviennent à la vie comme s’il s’était écoulé un seconde depuis leur endormissement. Malheureusement, la jeune chanteuse n’est pas de ce bois-là et reste plongée dans le brouillard un long moment lorsqu’elle s’éveille, et même après une nuit de repos total, ce qui n’est manifestement pas le cas ici.

Tant pis pour sa blague à tabac, ses bas de soie, ou sa flasque d’alcool. Tout ce qu’elle veut, c’est qu’on lui laisse la guitare. Elle ne vaut rien, Suzie l’a achetée chez un usurier en arrivant à Boston, pleine d’espoir de réaliser son rêve, celui d’égaler Sally Wheeler ou La Gwendoline comme meneuse de revue ou chanteuse de renommée mondiale. C’était il y a quatre ans. Suzie était encore jeune et pleine d’espoir. Mais elle a appris la vie loin du cocon familial du Sud. Elle qui n’avait jamais eu besoin d’argent, elle avait rapidement appris à perdre en une heure celui qu’elle avait gagné en une semaine. Elle avait connu les hommes, bien plus intéressés par son minois que par sa voix. Et l’ennui.

« Pas la guit… la guitare… » marmonne-t-elle, la bouche pâteuse, et de nouveau on la bouscule.

Suzie finit par ouvrir totalement les yeux, la lumière du jour est particulièrement claire et elle s’en étonne.

Ce n’est pas le Red Hoodie Hotel, ce n’est pas un lit défoncé, et encore moins un amant en train de fuir. Suzie se trouve affalée sur un cheval au cœur des plaines de l’Ouest sauvage, et elle se voit entourée d’indiens au visage sombre et à la peau luisante.

Pire que tout, ça n’était définitivement pas un cauchemar…

***

Une heure ? Peut-être deux ? Comment savoir, depuis longtemps le corps de Suzie n’était plus que douleurs, nausées et courbatures.

Posée en travers de la croupe d’une jument baie, la jeune chanteuse n’avait qu’une issue, serrer les dents tout en évitant la chute… Ses ravisseurs allaient bon train, mais les haltes étaient fréquentes. On changeait de chemin et l’on prenait des cours d’eau, des braves étaient envoyés à rebours, sûrement pour effacer les traces ou créer de nouvelles pistes. Probablement les deux à la fois.

Un campement dans les montagnes. Enfin. Suzie était fourbue, éreintée et ce fut presque avec joie qu’elle vomit les haricots tièdes de ce brave M. Patterson sitôt que les sauvages l’eurent jetée à terre. La joie fut de courte durée pourtant, car à nouveau la voilà bâillonnée. Les entraves furent resserrées derrière son dos et une corde rêche joignait désormais ses poignets meurtris et son cou.
Cela l’obligeait à obéir docilement lorsque les peaux rouges la déplaçaient en tirant dessus. Toute résistance provoquait un étranglement ainsi qu’une tension insoutenable dans les poignets et les épaules.

Le camp n’était pas fait pour durer. Cela sauta immédiatement aux yeux. Il n’y avait que quelques feux allumés au milieu de tentes ou plutôt de simples peaux jetées sur des treillages de branches. La halte serait courte.

Sans ménagement, des bras vigoureux et cruels jetèrent la jeune femme dans une fosse où reposaient déjà six autres prisonniers : cinq femmes et un homme, tous ligotés de la même manière que la chanteuse, mais libres de parler. Le visage de Suzie vint heurter ce qu’elle identifia comme une épaisse couche de paille humide et malodorante. Elle s’effondra de tout son corps et sa pommette se teinta rapidement de rouge sous le choc. La fosse, visiblement naturelle, n’était pas profonde. Un mètre vingt au plus. Mais sans les mains et avec cette corde autour du cou, il était impensable d’en sortir. Pourtant, deux sauvages ne quittaient pas les captifs des yeux.

Une des jeunes femmes leur cracha un sermon aussi bigot que grossier. Elle reçu un coup de trique. L’homme protesta. Même résultat. Il faisait nuit, le vent chantait de manière sinistre dans les branches des pins. Suzie sombra dans l’inconscience avec délectation.

Le temps passa encore et la jeune fille ouvra les yeux. Ses liens étaient encore là, ses compagnons de misère aussi. Il faisait toujours nuit mais les étoiles permettaient néanmoins de distinguer les visages de toutes les personnes présentes. L’homme avait l’air d’être un fermier. Ses vêtements sales laissaient entrevoir des bras vigoureux et sa peau halée permettait de supposer qu’il travaillait à l’air libre. Suzie lui donnait une cinquantaine d’année, bien que son air hagard et ses moustaches blanches ajoutassent dix ans au tableau.

La jeune fille qui avait reçu une correction cinglante pour son audace, portait encore à la taille la ceinture qui lui permettait de transporter son revolver. Elle semblait vêtue comme un homme mais jolie et féminine malgré tout. Il y avait également une jeune fille, de bonne famille si l’on en croyait les vêtements de marques et les larmes dissimulées avec adresse, une conductrice de diligence – du moins c’est ce qui semblait s’extraire des jurons qu’elle psalmodiait sans cesse entre ses dents – ainsi qu’une prostituée à la tenue dénudée, au maquillage outrancier et à la coiffure sans doute extravagante en temps normal.

Le vieux fermier avança vers Suzie en traînant ses genoux à terre et lui retira son bâillon à l’aide de ses dents :

“Vous n’êtes pas blessée ?”

Ca cognait dans la tête de Suzie. Elle en avait vues, des choses, depuis qu’elle avait rencontré M. Patterson. Elle avait failli en mourir, d’ailleurs. La petite chanteuse de cabaret à l’avenir « prometteur » avait basculé dans un autre monde. Un monde cauchemardesque. Et sa naïveté – sa sottise peut-être – l’avaient plongée dans des problèmes sans fin, trop grands pour elle. Pourtant, jusqu’ici, Dieu avait été de son côté et ne l’avait pas abandonnée. Mais à présent, rudoyée par ces sauvages, harassée au plus haut point, elle regrettait presque son geste insensé à Fort Stanton. Elle espérait simplement que M. Patterson (et les autres aussi bien évidemment), s’en étaient sortis vivants. Jetée comme un paquet sur un cheval, elle avait prié toute la journée pour le salut de son âme, sin on de son corps. Une fois dans le trou avec les autres, Suzie arbora un regard farouche. Si elle avait espéré à Fort Stanton, au moment de se rendre, que le chaman aux bras noirs ne lui voudrait pas de mal, elle était sûre à présent qu’elle ne survivrait pas. Ces marques apparues sur son corps ne laissaient présager que folie et mort à ceux qui les arboraient. Elle n’avait plus aucun doute sur la suite des événements. Elle espérait simplement comprendre avant de mourir. Cinq femmes… Que comptait-il faire d’elles ? Des sacrifices ? Elle se faisait presque plus de mouron pour le pauvre fermier, car il semblait n’être qu’un dommage collatéral. Il avait l’air gentil. Elle tenta de vérifier si on lui avait pris son sac. Elle aurait bien eu besoin de ce qui s’y trouvait…

“Si, répondit-elle un peu plus brutalement qu’elle ne l’aurait souhaité. Mais est-ce important à présent ? Merci monsieur, ce bâillon commençait à me scier les mâchoires. Je m’appelle Suzie Bergenheim. L’un d’entre vous sait-il ce qu’il fait ici ?”

« Tout va bien mademoiselle, vous ne risquez rien pour le moment, s’ils avaient décidé de nous faire plus de mal ce serait déjà fait. »

Ce fut calmement, presque en chuchotant, que le vieux fermier lui avait répondu. Il s’appuya sur la paroi du trou en essayant de trouver une posture confortable. Suzie remarqua pendant sa manœuvre que la jeune femme habillée comme un homme avait les poignets à vif et qu’elle essayait encore de se débarrasser de ses liens. Une fine ligne de sang gouttait déjà le long de la tranche de sa main. Le fermier reprit :

« Ils cherchent une fille. Une seule fille. Si j’ai bien compris, il y a ici un rassemblement de chasseurs de plusieurs clans. Tous cherchent une fille. Ils se disputent du matin au soir sur le sujet ! Tous sont sûrs d’avoir ramené la bonne ! Je suis arrivé en premier dans ce trou, avec mademoiselle, lance-t-il en indiquant la fille de bonne famille du menton, et déjà ils étaient sûrs qu’elle était leur proie. Puis d’autres sont arrivés, avec d’autres jeunes filles. Tiens, celui qui vous a ramené, ça fait trois jours qu’il rêve de vous ! Il en parle à tout le monde ! Il est sûr de son coup, le bougre ! Faut dire qu’ils le sont tous… »

Voyant le regard surpris de la chanteuse il ajouta presque avec honte :

« Oui je parle un peu la langue de ces sauvages. Il y a encore quelques semaines je n’aurais jamais pu imaginer ça. J’ai toujours eu plus de problèmes avec les blancs qu’avec eux ! Tout n’était pas rose bien sûr, mais ça se passait plutôt bien et on faisait affaire dans de bonnes conditions… »

Il marqua une pause, le regard dans le vide.

« Puis tout a changé. Ils ont commencé à durcir les relations, à se faire plus distants. Des incidents étaient signalés un peu partout. Et puis cette semaine les raids et les enlèvements ont commencé. Ce qui m’inquiète le plus c’est de voir que tant de guerriers viennent de la confrérie du coyote… »

Suzie regarda les filles une à une en les détaillant à loisir, maintenant qu’elle savait à peu près pourquoi elles étaient ici. Elle ne doutait plus que c’était bien elle que les indiens cherchaient, mais elle se demandait encore pourquoi le chaman la voulait personnellement. Tout ça parce qu’elle avait été payée pour le ramener à Dodge ? Cela paraissait un peu disproportionnée que de faire appel à toute la nation indienne pour une vengeance personnelle. Elle hésitait également à rassurer ses compagnes captives. Ca n’aurait été que charité chrétienne. Mais elle avait également peur que cela se retourne contre elle. Qu’on la vende pour sauver sa propre peau. Que savaient-elles après tout les unes des autres ? Comment faire confiance à des inconnus lorsque leur vie est en jeu ? La méfiance commençait à faire partie du vocabulaire de la pauvre chanteuse de Tallahassee. Cela faisait bien du monde à sa recherche. Et qu’est-ce que c’était que cette confrérie du coyote ? M. Patterson aurait su, lui, soupira-t-elle en son for intérieur.

«  Tiens, du mouvement ! »

Tant bien que mal, le fermier se remit sur ses pieds pour voir l’extérieur. Le camp était en effervescence, de tous côtés on s’affairait. Ici pour plier un abri, là pour calmer un cheval, plus loin pour charger des sacs. Il ne faudrait pas plus de quelques minutes pour qu’il ne reste plus une trace de leur passage en ses lieux.

Le vieil homme fronça les sourcils et se mit à traduire ce qu’il entendait.

« Nous devons partir, Serres-de-nuit attend. Les femmes doivent être am enées au centre. »

Serres-de-nuit ! Un nom qui allai à ravir au chaman, qui lui allait comme un gant, même, pensa Suzie. Enfin elle parvint à mettre un nom sur le visage impassible qui jouait avec son âme.

Mais déjà le fermier reprenait ses traductions effrénées.

« La femme doit être amenée au centre. Partons avant l’aube.

– Non, les braves sont fatigués de la traque.

– Partons maintenant, voyageons vite, foulons la terre comme le loup.

– Ne prenons que ce qui nous est indispen… »

La phrase fut coupée par la lance qui vint transpercer le pauvre fermier de part en part. Il s’écroula mort sur la paille alors qu’un indien se penchait au-dessus du groupe de captives, le visage sévère.

« Aktalep sqwaw inok labek…. Sqwaw labek »

Suzie réprima un sanglot en voyant le fermier si gentil s’écrouler. Elle n’avait même pas la force de crier, elle se dégoûtait presque de n’avoir pas plus de réaction. Elle le savait. D’avance elle savait que ses jours étaient comptés, si ces indiens ne recherchaient vraiment que des femmes. Elle lança un regard de compassion à la jeune fille de bonne famille qui charriait un torrent de larmes, agenouillée sur le corps de son protecteur. Suzie était sûre. Mais elle voulait être certaine.

“L’une d’entre vous a-t-elle offensé les indiens de quelconque manière, pour qu’ils désirent l’attraper si ardemment ?” dit-elle doucement à ses compagnes captives. Suzie n’attendit pas de réponse. Les visages parlaient d’eux-mêmes.

Quelques minutes plus tard, les cinq compagnes étaient attachées de façon à pouvoir avancer les unes derrière les autres. Le convoi se mit lentement en marche, une centaine de guerriers formant l’étrange procession.

Suzie s’aperçut alors que la troupe était en réalité formée de plusieurs groupes qui se distinguaient par leurs costumes, leur maquillage, leurs plumes. Des tribus différentes. M. Patterson lui avait bien vaguement expliqué les différences, les antagonismes, les totems. Certaines étaient en guerre, aussi sûrement que les yankees et les confédérés arborent des drapeaux et des uniformes distincts et se massacrent à longueur d’année. Mais elle n’avait pas écouté à l’époque. Pour la jeune chanteuse de Floride, jusqu’ici les indiens se ressemblaient tous. Elle comprit aujourd’hui qu’il n’en était rien. Et dire qu’elle était la raison pour laquelle toutes ces tribus disparates avaient la force de se réunir.

Chacun de ces groupes traînait derrière lui un chapelet de femmes blanches. Que feraient-ils des autres ? se dit Suzie en voyant toutes ces femmes. Mon Dieu ! Tant de guerriers ! On dirait qu’ils sont sur le sentier de la guerre. Elle n’en pouvait déjà plus. A peine avait-elle récupéré de sa rencontre avec le diable qu’une nouvelle épreuve l’attendait. Elle n’arriverait jamais à suivre le rythme.

“Où allons-nous ? cria-t-elle enfin à l’attention de ses gardiens. Où est-ce que vous nous emmenez ?”

C’était un cri du cœur. Suzie tomba à genoux dans la neige, épuisée. Qu’ils la laissent ici ! Elle n’avait plus du tout envie de croiser à nouveau Bras-noirs, celui qu’ils nommaient Serres-de-nuit. Le sol gelé meurtrissait ses genoux, usait ses habits. Elle haletait. Ils ne la laissèrent cependant pas reprendre son souffle. Ces indiens étaient des voyageurs infatigables, ils ne parlaient que très peu, et n’avaient que faire des plaintes. Ne comprendraient-ils donc jamais que Suzie n’était pas des leurs ? Qu’il lui était impossible de suivre le rythme infernal ? Que lui importait mourir ici plutôt qu’ailleurs ?

Ce furent ses compagnes qui vinrent la relever. Entre la cochère au langage fleuri et la jeune femme de bonne famille à la robe déchiquetée, Suzie n’avait plus qu’à traîner des pieds pour avancer. Elle sentait le poids des regards des autres sur elle. Ne pas flancher. Ne pas y penser. Laisser les jambes faire le travail, mécaniquement.

Durant la marche, Suzie aperçut également le sorcier qui l’avait capturée. Celui qui était venu au pied du fort abandonné avec une chemise blanche en guise de drapeau et qui avait réclamé la jeune chanteuse…

Il portait à sa ceinture deux scalps. Un brun et bien propre qui ne pouvait qu’être celui de ce gentleman nommé Erdman. Quant au second, pouilleux et hirsute, c’était forcément celui du cocher. Dans son trouble, Suzie était tout de même soulagée de voir que les longs cheveux sales de M. Patterson ne comptaient pas parmi les trophées qu’arbore ce sauvage sans vergogne.

FORT STANTON

Au bout d’une matinée qui sembla interminable à la chanteuse, les indiens décidèrent de faire une pause. Ils se disputèrent un peu en désignant les groupes de femmes pour les uns, l’horizon pour les autres. Les jeunes femmes eurent le temps de souffler un peu. Les regards se croisèrent. Les visages s’apprivoisèrent. Suzie s’attarda enfin sur les détails, et deux choses sautèrent à ses yeux.

A force de se peler les poignets, la femme à l’allure si masculine (qu’est que c’était que ces chaussures ! Même ce bon vieux pasteur Trent n’en aurait pas voulu, se dit Suzie, et la remarque, quoique fugace, l’avait presque fait rire) avait réussi à sortir une de ses mains des liens qui l’entravait.

Par ailleurs, lorsque les indiens discutaient entre eux ou quand ils avaient le dos tourné, Suzie avait surpris la jeune prostituée, déjà à deux reprises, avec des dés scintillants entre les doigts. Impossible de savoir où elle les avait cachés ensuite car ils semblèrent se volatiliser comme par magie. Cela lui rappela ce brave M. Patterson. Lui aussi faisait parfois apparaître des choses lumineuses dans ses mains, des cartes plutôt…

Sans ménagement, toutes furent détachées et menées au bord de l’eau. Enfin une douche ! Toujours séparées des autres groupes de femme, la triste équipe de Suzie avança à pas hésitants dans l’eau glacée. Le froid, la proximité et la relative discrétion des indiens à ce moment précis favorisèrent les rapprochements. Ainsi, la jeune femme à la robe de prix qui n’était plus qu’une loque se confia à la chanteuse.

“Je ne vous ai pas répondu hier, pardonnez-moi, j’étais terrifiée et la mort de James ne m’a pas aidée à aller mieux. Je m’appelle Scarlett, je me rendais à Dodge city retrouver mon père quand les indiens nous ont attaqués. James les connaissait bien et il n’était pas inquiet, sûr de pouvoir discuter ou de rencontrer quelqu’un dont le visage lui soit familier. Quelle erreur ! Pauvre homme comment aurait-il pu imaginer ça ?

Pour vous répondre, non, personne ne les a offensés, il me semble. Certainement pas nous en tout cas. Et puis… les indiens se vengent autrement habituellement, ces enlèvement de femmes ne sont pas normaux.

– Pas normaux ! Gamine des beaux quartiers ! Qu’est-ce que tu sais de ce qui est normal pour ces sauvages ! »

C’était la fille à l’allure aguicheuse qui vint les rejoindre, nue comme un nouveau-né, elle frottait sa robe entre ses poings serrés. Ainsi débarrassée de tous ses apparats, elle était belle. Suzie en aurait presque été gênée et jalouse. D’emblée, elle la détesta. Les prostituées étaient la lie de la société. Et cela rappelait trop de mauvais souvenirs à la chanteuse.

« Ils disent qu’un chaman puissant a préparé une femme pour un rituel. Cette femme l’a capturé et pendant sa captivité, il lui a suffi de la côtoyer pour la contaminer de sa puanteur impie qu’ils appellent médecine tribale. Ils disent que ce monstre voit tout et qu’il sait tout.

Ha ha ha ! C’est à mourir de rire ! Une de nous aurait été capable de capturer un chaman qui voit tout et qui peut souiller par sa seule présence les gens qu’il croisent !”

Suzie baissa le regard. Ainsi donc elle venait d’avoir la réponse à ses questions. Malgré toutes les certitudes construites petit à petit, elle avait continué d’espérer que l’on se fut trompé sur son compte. Qu’il y avait erreur sur la personne. Qu’une autre fille fut l’objet tant convoité de tous ces sauvages. Et même si elle resta dubitative sur les prouesse qu’on lui prêtait – Suzie s’était sentie comme une passagère durant toutes ces péripéties, un poids mort pour M. Patterson, le révérend Trent, le juge McEllroy… – elle savait à présent, définitivement, qu’elle seule était la proie. Etait-ce une bonne ou une funeste nouvelle ? Devait-elle le dire à ses compagnes de captivité, afin de les rassurer ? Le dire aux indiens, afin de les sauver ? Ou cacher la chose jusqu’au dernier moment ? Si Bras-noirs voyait tout, ça ne changeait rien de toute façon. Elle serait démasquée une fois devant lui. Mais peut-être, si toutes se retrouvaient ensemble, aurait-elle plus de chance de trouver un moyen de s’enfuir que toute seule. Ce n’était cependant pas très chrétien. Ces questions avaient tiraillé Suzie tout au long du voyage, lui faisant oublier par moment un peu de sa fatigue et de sa douleur. Pour l’instant, l’instinct de survie primait sur les considérations morales. Et si Dieu voulait la punir pour s’être tue, eh bien de toute façon qu’avait-il fait pour la mettre à l’abri du démon ? Alors pour l’instant, elle jouait la sotte.

“Vous dites qu’ils veulent préparer leur victime pour un rituel ? Mon Dieu, quelle sorte de rituel ? Que vont-ils faire à cette pauvre fille une fois qu’ils l’auront trouvée ?”

Mais ses questions restèrent en suspend. Scarlett s’était éloignée. Visiblement, la présence de cette fille délurée à peine adulte la mettait mal à l’aise. Elle resta à l’écart jusqu’à ce que la prostituée s’en aille laver plus loin ses frusques bon marché. Quand elle revint enfin vers Suzie, toute bouleversée, son éducation avait repris le dessus et elle discuta comme si elle s’adressait à une vieille amie croisée en allant à l’église.

Soudain elle s’interrompit en fixant la peau de Suzie d’un air curieux :

“Il m’a semblé voir d’étranges motifs dessinés sur votre épaule. Je les trouve… ravissants ! Vraiment ! D’où viennent-ils ?”

Suzie avait pourtant essayé de cacher le dessin, qui était apparu à l’intérieur de son bras, en se lavant dans ses vêtements, mais elle s’aperçut soudain avec horreur que les dessins s’étaient développés et qu’ils recouvraient maintenant son corps du coude jusqu’à la base du cou en passant par la clavicule… Il lui était impossible de les dissimuler à présent malgré toute sa bonne volonté. La jeune femme se tut et remonta sa robe.

“C’est… un porte-bonheur, bredouilla-t-elle. Je crains que cela ne serve pas à grand chose en fait…” Elle s’éloigna pour couper court à la discussion.

Cachant les tatouages du mieux qu’elle le put, elle alla voir, aidée de Scarlett, un des gardiens qui les surveillait d’un air absent, et tenta de lui faire comprendre qu’elle avait froid, qu’elle aurait besoin d’une étoffe, un châle, une couverture au pire, pour se mettre sur les épaules. Elle essaya de demander également quand est-ce qu’ils allaient arriver à bon port. Les indiens avaient clairement deux types de réactions. Il y avait ceux qui traînaient leurs captives comme du bétail et ceux qui semblaient soucieux de voir le convoi arriver en bonne santé Dieu seul savait où.

Fort heureusement pour elle, son interlocuteur semblait appartenir à la deuxième catégorie. Il échangea des signes avec les captives et se permit même de rire avec elles devant l’étrange chorégraphie qu’ils étaient en train de construire.

Finalement, à renfort de gestes plus ou moins équivoques, le message passa et l’indien donna à chacune des filles une couverture épaisse. Immédiatement, les cinq jeunes femmes se jetèrent nues sous les bouts de drap râpeux, regardant sécher leurs vêtements respectifs sur la branche devenue pour un temps étendoir.

Suzie remercia l’indien d’un sourire pâle et fatigué pour les couvertures. Elle se rendit compte qu’elle avait en face d’elle des êtres humains. Elle ne doutait pas qu’ils voulaient la garder en vie. Tout ça était la faute de ce terrible chaman. Elle avait peur, mais ne pouvait à la fois effacer son visage moqueur de son esprit. Il l’avait ensorcelée, à tous les coups. Et ces tatouages qui brodaient sa peau ne pouvaient qu’être magiques, s’étendant comme la gangrène – ou la folie. Comment pourrait-elle s’enfuir, nue et morte de fatigue comme elle l’était, sachant que ces choses rampaient sur son corps ? Qui serait capable de lui ôter cette malédiction ?

Les indiens avaient sous-estimé le temps qu’il fallait à des femmes blanches pour se nettoyer et pour laver leurs vêtements. Ils décidèrent de monter le camps sur place pour passer la nuit.

La troupe se trouvait au milieu d’une plaine rocailleuse parsemée de plantes robustes qui poussaient on ne sait comment entre les pierres. Il faisait bien moins froid que dans les hauteurs, et Suzie pensa que le convoi n’avait cessé de descendre depuis le début de leur longue marche.

Le gardien sympathique fit un feu pour son groupe de prisonnières et leur apporta leur bol d’avoine quotidien. Tout humain qu’il était, il n’en restait pas moins un guerrier en mission qui savait rester prudent. Il n’était jamais seul. Les autres restaient un peu à l’écart. Probablement faisaient-ils partie de ceux qui semblaient vouloir les faire marcher jour et nuit quitte à les traîner à terre derrière leurs montures. Le guerrier prit également soin de lier ses prisonnières les unes aux autres par les poignets et les chevilles. Suzie en tête de file, et donc la seul à avoir une main et un pied totalement libre de même que la cochère au vocabulaire coloré qui finissait cette sinistre ribambelle. Les trois autres n’étaient libres de leurs mouvements qu’en fonction du bon vouloir de leur voisine.

À côté de Suzie, se trouvait la femme à l’allure de cow-boy, celle aux poignets rongés par les cordes. L’indien prit soin de bien serrer ses liens par-dessus les bandages qu’il lui avait faits. Finalement, l’air satisfait de son travail, il s’éloigna un peu pour rejoindre les autres.

“Je m’appelle Tara, commença la voisine de Suzie. Je suis garde du corps et j’étais sous contrat pour un gros bonnet de la finance venu de New-York, un pied tendre comme on en voit rarement par ici . On est tombé dans une embuscade en allant à Topeka. J’ai d’abord fait mon travail en défendant mon client avant de comprendre trop tard que c’était moi la cible de ces sauvages. Ne croyez pas qu’il est resté pour essayer de me sauver ou qu’il est parti à ma recherche. Mon client et les autres passagers de la diligence ont dû me déclarer perdue corps et âme avant de finir le voyage à pied jusqu’à Topeka ! »

Elle fixa le feu d’un air absent en y jetant de temps à autre une brindille ou un caillou. Dans leurs vêtements secs et sous les couvertures épaisses des peaux rouges, la douce torpeur du sommeil commença à enlacer les jeunes femmes regroupées.

« Si j’avais su que j’étais la proie, ils n’auraient jamais pu m’avoir. Même hier, si j’avais eu une arme, ils n’auraient pas pu m’empêcher de m’enfuir. Aujourd’hui je n’en suis plus si sûre. Quant à demain….

Ce que je veux dire c’est que dans quelques jours nous ne serons plus capables de rien. Même nous lever nous paraîtra impossible. Je me suis détachée une fois, je peux recommencer mais je ne vais pas avoir le temps de me dégager de toi. Tu as l’air de tenir sur tes jambes, je te propose de filer toutes les deux dès que possible en passant par le rivière. En nageant dans le sens du courant, nous pouvons prendre beaucoup d’avance avant qu’ils ne remarquent notre absence… Qu’en dis-tu ? Tu t’en sens capable ?”

Suzie baissa la tête. Elle aurait voulu la croire, croire qu’il était possible de fuir ces indiens. Elle savait qu’il n’en était rien. Elle ne tenait déjà plus sur ses jambes. Elle ne savait pas nager. Elle mourrait de froid dès qu’elle toucherait l’eau glacée. Et si la fuite ne la tuait pas, ce serait sans doute ces satanés signes sur sa peau qui le feraient.

“Je suis désolée. Je n’arriverai pas à te suivre. Mais tu ne risques rien. Je crois que c’est moi qu’ils cherchent. Ils ne vous feront aucun mal une fois qu’ils sauront. Je dois… je dois le voir, ce chaman. Il m’a lancé un sort…”

Suzie craqua. Elle ne voulait pas s’étendre, mais il ne s’agissait pas que de sa vie. Il fallait qu’elle fasse quelque chose pour ces pauvres filles.

“Si je vais leur parler demain, ils vous laisseront partir… Je peux les convaincre, je le sais.”
Tara sembla déçue de la réponse de la chanteuse mais nullement surprise.

Tandis que les trois autres commençaient à s’endormir, Tara sortit de sa chaussure un bijou indien. Sans doute l’avait-elle volée sur la tenue de la sentinelle lorsqu’elle s’était approchée pour les ligoter ensemble.

Le bijou était composé de plumes et d’une rondelle de pierre ou de métal. Une sorte de pièce d’ornement dont les bords légèrement affûtés lui permettraient de trancher ses liens. Il lui faudrait des heures pour se libérer à l’aide de cet outil, mais la jeune femme commença néanmoins à attaquer la corde d’un va et vient régulier. Au prix d’une légère brûlure aux doigts, elle avait pris une braise à même le foyer pour la coller sous le morceau de corde qui la reliait à Suzie. Elle fit de même pour la corde qui la soudait à l’autre captive. Ainsi, poursuivant le mouvement régulier de son pouce et de son index, elle travailla à libérer ses mains pendant que les braises entamaient la solidité des cordes qui entravaient ses pieds.

Les cordes indiennes n’étaient pas de celles qui s’enflamment rapidement et les braises n’en viendraient pas à bout. Cependant, le travail serait déjà bien commencé lorsqu’elle devrait s’en occuper.

Épuisée, Suzie finit par s’assoupir au mieux de ses pensées. Ces maudits indiens qui ne répondaient pas à ses questions ! L’un d’eux au moins devait bien parler l’anglais ! Ne serait-ce que quelques mots ! Tout en maudissant ses tortionnaires, la belle chanteuse finit par s’endormir sans s’en rendre compte car, lorsqu’elle se réveilla en sursaut, comme d’un vilain cauchemar, le soleil était en train de poindre à l’horizon et sa voisine avait disparu. Les trois autres captives dormaient toujours, attachées les unes aux autres.

Une bouffée de chaleur l’envahit aussitôt. Et si elle avait eu tort ? Si Tara avait vu juste ? Qu’espérait-elle, seule à présent au milieu de ce camp d’indiens ? Que croyait-elle que ferait le chaman lorsqu’il la verrait et plaiderait sa cause ? Il rirait comme lorsqu’il était son captif, et rirait encore de sa naïveté, de sa bêtise même.

Suzie regarda vite autour d’elle et se surprit à vouloir tenter sa chance à son tour. Ses liens défaits, elle n’aurait peut-être plus jamais cette chance. Les indiens proches dormaient-ils encore ? Pourrait-elle s’éclipser avant qu’on la repère ? Elle doutait être capable de leur échapper, mais elle ne pouvait laisser passer sa chance s’il y avait un mince espoir. Au pire, peut-être pourrait-elle profiter du chaos provoqué par l’évasion de Tara pour en tirer profit. Elle n’y croyait pas trop cependant, les indiens étant beaucoup trop nombreux à son goût. Et il y avait toujours cette envie de savoir ce que lui voulait Bras-noirs. Suzie avait toujours foncé tête baissée dans les ennuis, et jusqu’ici, elle s’en était toujours sortie. Mais maintenant, M. Patterson n’était plus là pour la tirer des embrouilles. Elle n’arrivait pas à se décider et se mordit la lèvre d’être aussi sotte.

Chez les indiens, c’était la consternation. Une des filles du groupe avait disparu ! L’indien qui était chargé de les garder fut violemment pris à parti par les membres de son clan sous les yeux indifférents des braves des autres groupes.

Ces derniers jetèrent un regard fier et plein de mépris à ce clan qui avait laissé fuir une de leur prisonnières. Cependant, avec discrétion, ils recomptèrent l’air de rien leurs propres captives et vérifièrent ou renforcèrent leurs liens…

Le gardien humilié s’approcha du groupe de jeunes femmes, visiblement dans une colère noire. Il commença à frapper sauvagement la cochère en hurlant des menaces incompréhensibles. Se servant d’un bâton, il continua de passer sa colère, cette fois sur la jeune prostituée.

Mais la raclée, bien que vigoureuse, ne dura pas. En effet, rapidement, les plus aguerris des braves calmèrent le gardien furieux. Ils étaient déjà passés à la suite : résoudre le problème et retrouver la fuyarde.

En quelques minutes, une équipe de recherche fut formée et s’élança au galop dans la plaine, à la poursuite de la fugitive. À sa suite, une demi-douzaine de chiens s’élancèrent dans la poussière des sabots.

Rapidement, ils ne furent plus qu’un petit nuage à l’horizon. Néanmoins, sur place, la colère du gardien n’était pas passée. Il se remit à hurler sur ses prisonnières et à les battre à l’aide de son bâton.

Mais alors qu’il s’acharnait sur la chanteuse du Tennessee, la pointe d’une flèche, plantée entre ses omoplates, jaillit au milieu de sa poitrine.

Le temps d’une seconde, ce fut la stupeur. D’où venait cette flèche ? Qui ? Pourquoi ? Les têtes se tournèrent dans tous les sens, les braves se levèrent, les plus alertes se précipitaient déjà sur leurs armes….

Et puis l’enfer tomba sur la troupe. Une pluie de flèches et de balles se déchaîna, les indiens tombèrent par dizaines et la riposte commença. Les tirs, de flèches ou de plomb, partaient maintenant de tous côtés. On se mit à couvert. Derrière un cheval mort, une souche, le corps d’un frère.

Les captives hurlèrent et se jetèrent à terre autant que le permettaient leurs entraves. Suzie et ses compagnes d’infortune se blottirent les unes contre les autres. La bataille faisait rage et Suzie serra dans ses bras l’une de ses voisines, c’était la cochère. Se ulement, son langage fleuri ne viendrait plus ponctuer les haltes de la troupe. Son visage avait explosé, fracassé par une balle.

Entre deux larmes, levant la tête pour y voir plus clair, Suzie aperçut enfin le groupe d’agresseurs. Il s’agissait également d’indiens ! Ils étaient à peine différents de son groupe de ravisseurs. Ils portaient leurs plumes à l’arrière de leur chevelure, orientées vers le bas. À part ce détail, impossible de différencier les attaquants des attaqués.

Parmi eux et au milieu de l’horreur qui prenait maintenant la forme d’un corps à corps au couteau et au tomahawk, Suzie distingua un indien dont la partie supérieure du visage était entièrement peinte en noir et dont le corps et couvert de ces étranges motifs qui s’étendaient désormais jusque sur le ventre de la chanteuse. Elle aurait juré qu’il s’agissait du frère jumeau de celui qui leur avait tendu cette embuscade dans le relais…

RELAIS

Panique… Cris… Sang… Sauvagerie…

Suzie se crut en enfer sur terre. Voilà maintenant que les indiens se tuaient entre eux ! Mais qu’avait-elle fait pour que l’on s’intéressât autant à elle ? Quel rôle jouait-elle dans ce sinistre cauchemar ? Elle commença à avoir réellement peur. Le mal s’était emparé d’elle sous la forme des marques ornant sa peau d’albâtre. Elle se surprit à ne plus tellement vouloir savoir pourquoi le chaman l’avait envoûtée. Elle ne savait pas si cette sorte de malédiction pouvait être ôtée, mais qu’est-ce qui était pire ? Mourir de folie ou mourir en voyant le rire de ce mauvais homme et en servant ses desseins sans le vouloir ?

A genoux, Suzie reprit ses esprits.

“Partir… Il faut partir ou bien nous serons toutes mortes bientôt !” dit-elle à ses camarades de captivité. Le cadavre qui pendait à son bras ne lui faciliterait pas la tâche, elle le savait. Alors, elle regarda, à droite, à gauche, elle chercha si, dans la mêlée, un cadavre à portée ne pourrait lui prêter son coutelas afin qu’elle se libère au plus vite, elle et les autres filles. Peut-être leur gardien, celui qui voulait les rosser ? Il n’avait pas dû tomber bien loin.

Vite… Vite, Suzie ! Rapide et discrète ! Et les autres aussi ! Vous devez fuir ! Avant que l’enfer se déchaîne et que l’on vous rattrape !

Suzie, libre de se déplacer depuis le départ de Tara, trouva enfin et se précipita sur le cadavre du garde. Fouillant rapidement le mort, elle trouva un couteau, un tomahawk et une touffe d’herbes mélangées dans une sorte de blague à tabac en cuir. À terre, elle ramassa aussi un revolver plutôt sale qui ne contenait que deux balles.

À l’aide d’un caillou, la prostituée commençait déjà à essayer de se débarrasser du cadavre de la cochère. En effet, si Suzie était quasiment libre, Scarlett et la prostituée étaient encore liées ensemble par le biais de l’encombrant cadavre. Grâce à son couteau, Suzie parvint rapidement à se libérer de ses entraves. D’une main tremblante, elle délivra ensuite ses camarades de misère.

Dans ce chaos, personne ne semblait encore s’occuper d’elles mais cela ne durerait pas, c’était sûr. Plus loin déjà, un groupe parmi les agresseurs chargeait d’autres captives en travers de leurs montures, comme s’il s’agissait de vulgaires sacs.

“On part c’est bien beau ! Mai s où ? Par la rivière ? Par la plaine ?  Doit-on se cacher ou fuir sans nous arrêter ? Comment prendre un cheval ? Trois chevaux ! Vous ne pensez pas partir à pied tout de même ?”

Scarlett semblait au bord de l’hystérie. L’autre, visiblement plus maîtresse d’elle-même, prit un pas d’élan pour gifler sa voisine. Aussitôt, cette dernière se jeta sur elle et toute deux roulèrent à terre dans un déluge de coups et de cris aigus.

Pauvre Suzie ! La voilà bien seule ! Ce brave révérend Trent aurait sûrement eu une suggestion appropriée ou un verset de la bible à réciter en exemple de ce qu’il fallait faire… Mais il était mort lui aussi, tant étaient morts depuis le début de cette aventure ! Et M. Patterson ! Lui aurait su quoi faire ! Sûrement était-il également mort lui aussi. Personne ne pouvait l’aider. Non. Suzie allait devoir se débrouiller seule ce coup-ci. Même ses deux voisines de corde ne semblaient plus capables de grand chose, là, à s’arracher les cheveux et à se griffer le visage…

Discrétion… Ce fut le maître-mot auquel elle devait se fier à présent. Ne pas tenir compte des autres filles – elles ne feraient que la ralentir. Leur dispute pourrait même détourner l’attention des indiens. Et surtout, se tenir à l’écart des indiens en noir. Espérer enfin que les tatouages ne la rendraient pas folle avant qu’elle puisse rejoindre la civilisation et qui sait ? trouver un espoir de guérison. Car si c’était la curiosité qui la guidait jusqu’alors, elle ne se voyait plus parmi ces sauvages. Ils semblaient prêts à la rosser à mort.

Son maigre butin en main, Suzie jeta le tomahawk mais garda le reste. Serrant le pistolet comme si sa vie en dépendait (et c’était bien le cas), elle chercha du regard une issue. Pourrait-elle atteindre un cheval sans être vue ? Ou se faufiler comme une petite souris hors du champ de bataille lui paraîtrait-il plus sûr ? Elle profita du vacarme des combats pour se jeter sous un buisson aussi mort que les cadavres qui tombaient sous ses yeux. Tâchant tant bien que mal de retrouver son sang-froid, elle balaya la scène du regard. La poussière et l’odeur du sang irritèrent son nez et collèrent à ses lèvres.

Soudain, sa respiration se fit plus tranquille, plus souple, comme si son esprit avait enfin repris le contrôle de son corps meurtri : un cheval ruait et se cabrait devant un crotale qu’il n’osait affronter. La monture était juste là, à portée de main, rien qu’une courte foulée, quelques bonds peut être… Qui ferait attention à elle dans ce chaos ? Avait-elle d’autres solutions ?

Elle n’eut pas le temps d’y penser, ses jambes avaient déjà pris cette décision pour elle et la voilà en train de courir au milieu des hommes qui se battaient et des balles qui sifflaient. Le cheval avait l’air robuste. Tout en muscles sous sa robe blanche. C’était un grand étalon que les sauvages avaient décoré de cercles bleus et de petites lignes noires. Malgré sa majesté naturelle, il n’était pas rassuré devant un adversaire de si petite taille, mais dont la dangerosité ne lui échappait pas.

Un serpent ? C’était le cadet des soucis de Suzie, et plus un obstacle qu’une réelle contrariété. Eut-elle appris plus tard que sa morsure était mortelle, elle aurait sans doute réfléchi avant, mais sur le coup cela ne lui parut pas vraiment affreux en comparaison avec l’homme noir qui la cherchait. Profitant de sa souplesse légendaire, elle se pencha et regarda le reptile droit dans les yeux. D’une main leste, elle tenta de l’attraper juste sous la tête afin de le jeter au loin, vers une autre proie si possible. Au dernier moment cependant, elle changea d’idée et le glissa, presque machinalement, dans une besace qu’elle referma soigneusement et passa autour de son cou. Puis elle n’y prêta plus guère attention et tenta de monter le cheval. Ceci était une vraie gageure. Elle n’avait dû chevaucher dans sa courte vie que trois fois, et c’était la plupart du temps derrière un cavalier aguerri, comme M. Patterson. Voilà comment elle payait à présent son inadaptabilité à ce monde. Ah ! Comme la Floride lui semblait loin !

Suzie saisit la monture par la crinière au moment où le fier animal allait rompre la lutte pour fuir du côté où gisait son cavalier, une lance plantée dans le dos. Pas du tout rassuré par cette compagne incongrue, l’animal s’agita de plus belle et voilà la chanteuse du Tennessee obligée de pousser une bien piètre chansonnette !

Cependant la bête était habituée à transporter un cavalier et elle se serait calmée si un brave sorti Dieu seul sait d’où ne s’était mis en tête de s’agripper aux nippes indiennes que portait Suzie. Sous le poids combiné des deux adversaires, l’étalon commença à tourner en rond, la jeune fille sur son dos, le brave, écumant de rage et vociférant des menaces, traînant les jambes à terre pour emmener sa proie dans une chute retentissante.

Prise de tournis, Suzie ne comprit pas tout de suite d’où venait son salut. Ce ne fut qu’après quelques secondes d’égarement qu’elle prit conscience de ce qui se passait autour d’elle. Elle était cernée par une boucherie comme elle en avait trop souvent vue malheureusement. De tous côtés, on s’étripait avec enthousiasme, avec application, l’éventration élevée au rang d’art, une chorégraphie pour la mort. Tout cela lui apparaissait comme dans un rêve, avec une distance et une lenteur délicieuse qu’elle accueillit avec soulagement.

Enfin, elle se rendit compte de ce qui s’était passé. Au pied du cheval qu’elle montait, le corps de l’homme qui l’avait attaquée était étendu. Juste à côté des restes de son crâne fracassé, la jeune prostituée se tenait droite, un filet de sang coulant de sa lèvre inférieure, une winchester dans la main gauche et le tomahawk que Suzie avait abandonné dans la main droite.

Alors que la jeune chanteuse regardait le sang et les morceaux de cervelle quitter lentement le tranchant du tomahawk, elle entendit la voix de la fille :

« Il ne reste pas une place sur ton cheval ? »

Suzie lui jeta un œil circonspect, se disant qu’elle la ralentirait plus qu’autre chose. Puis elle vit la Winchester et le tomahawk ensanglanté. La fille n’avait pas hésité à se ruer sur le brave qui voulait la jeter à terre. Si elle s’en sortait, Suzie lui devrait une fière chandelle. Elle eut quelques remords pour la petite bourgeoise, mais elle espérait que les indiens la laisseraient tranquille une fois qu’ils se seraient aperçu que leur proie s’était échappée.

“Grimpe !” lança-t-elle tout en se concentrant sur le cheval afin qu’il ne les jette pas à terre toutes les deux. Et dès que cela lui fut possible, elle le lança au galop, se tenant comme elle le pouvait à califourchon, arrimée à sa crinière, le plus loin possible pour commencer de ce cauchemar.

Sans selle et sans rênes, tenir sur cette bête était une vraie prouesse. Pourtant, alliant sang-froid et agilité, les deux jeunes femmes parvinrent à lancer le cheval au galop. Ensuite, la vigoureuse créature fit le reste, choisissant la vitesse et la direction qui convenaient au bon déroulement de son périple. Les deux cavalières n’avaient plus leur mot à dire sur ces sujets là depuis plusieurs minutes déjà.
Si Suzie semblait impressionnée de ses propres prouesses, elle n’en resta pas moins lucide. Cet animal s’arrêterait où et quand il le voudrait (et le plus loin serait le mieux) et ce n’est pas la passagère derrière la chanteuse qui l’aiderait à reprendre le contrôle de la créature ! La malheureuse était tétanisée dans son dos ! Elle s’arrimait comme elle pouvait et Suzie sentit la chaleur de son corps lui redonner un peu d’énergie.

Suzie ne sentait plus son corps. Tous ses membres n’étaient que meurtrissures et douleur. Elle ne cessait de penser à M. Patterson, son seul phare dans cette nuit cauchemardesque sans lune. Etait-il sauf, au moins ? Elle espérait que ses actions n’avaient pas été vaines. Elle voulut se raccrocher à quelque chose, pria Dieu pour la santé de son brave compagnon. Que disait feu le révérend Trent à ce sujet ? “Qui a vécu par la winchester périra par la winchester ?” Ou bien… Elle ne se rappelait plus vraiment. Cela n’importait plus de toute façon. Seule sa fuite éperdue comptait. Elle pensa au serpent emmitouflé dans la besace indienne, qu’elle avait récupérée sur un corps pendant le massacre, et se dit qu’elle préférerait de toute façon mourir ainsi que des mains noires du chaman. Cela n’avait que peu de chances d’arriver, certes. Les tatouages maléfiques gagnaient du terrain. Bientôt la folie la consumerai t, elle en était sûre.

C’était peut-être d’ailleurs la raison inconsciente qui l’avait poussée à affronter le crotale. Au cas où elle ne disposerait plus de balle le moment venu…

Après un temps infini, la bête pénétra dans un bois traversé par un cour d’eau, si l’on en croyait le murmure délicat qui l’habitait, et dont les feuillages avaient commencé à pousser, devançant ainsi le printemps de quelques jours.

Soudain, quelque chose effraya l’étalon et il se cabra jusqu’à se débarrasser des deux masses encombrantes dont il eut à peine l’air de prendre conscience. Il les regarda ensuite, à terre, toutes contusionnées, et reprit son calme. Suzie en fut soulagée. Elle ne pouvait pas se permettre de continuer à pied si les indiens parvenaient à les rattraper. Le dissimuler sommairement afin qu’il ne soit pas repéré de loin était sa priorité, bien avant de chercher de quoi se nourrir ou s’abriter. Malgré son pedigree, Dorothy sembla également avoir des ressources bien cachées, et Suzie se félicita de l’avoir prise avec elle.

Une fois à couvert, Suzie parvint à contrôler le cheval par la crinière et tenta de le cacher. Pas facile avec un cheval blanc peint en bleu et noir et surtout nu ! Pas de selle, pas de renne, rien pour l’attacher !

Ce faisant, la chanteuse chercha du regard quelque chose de comestible mais le menu proposé par l’établissement semblait uniquement convenir au cheval ! Celui-ci ne se faisait d’ailleurs pas prier pour attaquer son déjeuner d’herbes sauvages et le bruit crissant de sa mastication suffit à mettre le ventre de Suzie au supplice.

Dorothy se releva péniblement et récupéra ses armes. Suzie la regarda un moment. Cette femme ne devait pas avoir vingt ans. Pourtant, sa mou révéla une vraie rage et une grande volonté de survivre. Même dans sa tenue d’indien et couverte de trace de coups, elle était belle et Suzie se surprit à la jalouser un moment, elle que les événements avaient déjà tellement marquée !

“C’est toi qu’ils cherchent pas vrai…? Difficile de le nier !”

La jeune fille fixa Suzie, la dévisageant. Alors, portant la main à son visage, elle comprit que les symboles horribles qui se répandaient sur son corps avaient dû déborder sur son visage.

Elle baissa la tête, un peu suspicieuse. Qu’est-ce qui empêcherait Dorothy de la livrer si elle avouait, afin d’avoir la vie sauve ?

“Allons bon, pourquoi un chaman indien voudrait-il d’une pauvre chanteuse de Floride ? Ces marques… c’est un compagnon qui m’a donné sa bénédiction, avant que nous ayons été attaqués par les indiens. Un brave révérend. Il m’avait dit qu’avec ça, je pourrais traverser l’Etat en toute tranquillité. C’est une sorte de charme porte-bonheur. Mais il est mort et je crois bien que le charme n’a pas fonctionné…”

Un silence gêné s’ensuivit, Suzie doutant fortement que son baratin ait marché. Elle se rendit rapidement compte qu’à sa tentative pour noyer le poisson, la jeune poule manqua de lui rire au nez. Visiblement embarrassée, Suzie se cacha derrière le rouge qui inondait son visage. A peine entendit-elle un “bien sûr….” dubitatif et lourd de sous-entendus.

Dorothy se mit à balayer le sol avec une branche feuillue tout en continuant son monologue. Pour mettre un terme au silence gênant qui venait de s’installer, Suzie lui donna un coup de main. Elles n’étaient visiblement pas plus douée l’une que l’autre mais cela leur permit d’occuper leurs mains et de détendre leurs nerfs.

“Ca effacera toujours un peu nos traces. Tu sais par où on doit aller ? C’est la première fois que je me retrouve aussi loin d’une ville ! Bon Dieu ! C’est la première fois que je me retrouve hors d’une ville ! La nuit va tomber. Je crois avoir aperçu un renfoncement dans les rochers là-haut, on y sera peut-être à l’abri pour cette nuit.”

Joignant le geste à la parole, la jeune fille guida Suzie jusqu’à l’endroit qu’elle avait repéré. Elles durent d’abord franchir quelques buissons puis descendre dans une espèce de cuvette avant de reprendre leur ascension vers le refuge convoité.

Seulement, une fois-là, elles furent bloquées. Sur le sol, tout autour d’elles, gisaient des cadavres. Des indiens, des chevaux, des chiens, dont les mouches avaient déjà fait leur refuge et les charognards leur repas. Il s’agissait à coup sûr de la troupe envoyée à la poursuite de Tara le matin même.

Les signes ne trompaient pas. Un morceau d’étoffe appartenant à sa tenue d’indienne était accroché à une branche.

Suzie constata également que tous les indiens avaient été tués par balle, de même que les chevaux et les chiens. Pas une seule flèche. Le déluge de plomb qui s’était abattu sur la troupe ne pouvait avoir été tiré que par des blancs. Les indiens, lorsqu’ils utilisaient des armes à feu étaient beaucoup plus économes, or certains corps comptaient jusqu’à quinze impacts de balles et les arbres alentours étaient également criblés de plomb. Enfin, en suivant des traces de sang, Suzie tomba sur une minuscule clairière pleine d’empreintes de chevaux. Et ces traces partaient justement vers le nord. Il y avait pour finir une immense trace de sang au sol mais pas de cadavre. Pourtant la personne à laquelle tout ce sang avait appartenu n’avait pu survivre. Comment cette femme seule et sans armes avait-elle pu massacrer autant de braves et de chiens ? Suzie reprit un peu d’espoir.

C’était donc bien Tara, mais elle n’était pas seule… Etaient-ce des indiens concurrents qui étaient venus la chercher ? Non, son regain d’optimisme la fit pencher pour des soldats blancs. Dans ce cas, ce pourrait être leur salut. Mais la nuit tombante ne jouait pas en leur faveur. Y aurait-il encore des traces le lendemain pour qu’elles les suivent ?

La question resta sans réponse dans l’esprit des deux évadées car au loin, une troupe arrivait au galop dans leur direction. Déjà le bruit des sabots ne couvrait plus les hurlement des chiens et Dorothy dut presque lever la voix pour être sûre d’être entendue :

“Dis-moi, tu m’aurais laissé monter sur ce foutu canasson si je t’avais dit que la winchester était vide?”

Suzie indiqua une sorte de cabane naturelle un peu plus haut et accéléra le pas dans sa direction. Au moins devaient-elles laisser passer la nouvelle troupe qui arrivait. Elle se coucha et sortit le pistolet, si jamais elle devait se défendre. Elle espéra néanmoins ne pas avoir à en arriver là. Elle espérait aussi que les chiens ne les flaireraient pas, et se demanda comment masquer son odeur. Avec du sang ? Des herbes ? De la neige boueuse ?

Vite! La troupe de cavaliers serait bientôt là ! Agrippant un cadavre malodorant, Suzie et sa compagne grimpèrent le cruel dénivelé qui les séparait de leur cachette. Dorothy, tout d’abord convaincue par l’idée de se cacher du flair des chiens sous un cadavre, n’exprimait plus que des reproches à travers ses yeux noyés de sueur. La gamine était encore plus fluette que la chanteuse et l’effort ne lui réussissait pas vraiment…

Déjà, les traqueurs indiens venaient d’entrer dans le bois. Du haut de leur promontoire, les deux femmes perdues s’installèrent à plat ventre dans l’humus odorant et se firent une couverture de l’indien mort. Machinalement, Dorothy pointa sa carabine vide en direction de leurs adversaires. Elle posa ensuite le tomahawk à portée de main et ferma les yeux un instant. Un bruit de dés qui roulent se fit ensuite entendre et elle ouvra à nouveau les yeux juste au moment où les indiens arrivèrent en contrebas, sur les lieux du massacre.

D’abord sous le choc de la découverte du massacre, le groupe commença rapidement une vive discussion. L’un d’eux frappa même le plus jeune derrière la tête du plat de la main pour le rappeler au calme. Ils étaient cinq, plus trois chiens et Suzie reconnut immédiatement quelques-uns des membres de leur groupe de geôliers. Dorothy commença alors à traduire pour Suzie…

“Ils sont pressés parce qu’ils ont perdu la bataille là-bas, ceux avec les plumes derrière la tête, tu sais, les longues plumes qui pendaient vers le bas comme deux vieilles… Enfin tu vois de quoi je parle, Ben ceux-là ont tué tout le monde et sont à leurs trousses. Ils disent que maintenant qu’ils n’ont plus les filles, ils sont bons pour rentrer chez eux, humiliés. Leur chef, là, celui qui s’agite, il dit qu’il n’y a que LA fille qui compte, que les autres ne servent à rien et que tout n’est pas perdu… Le jeune qui a pris une beigne, il a dit que peut être les comanches croiraient que les corps, là, sont les leurs et qu’ils cesseraient la poursuite. Alors le chef l’a frappé en le traitant d’abruti et…. Attends… Et merde, leur foutu chaman nous a repérées grâce à ses maudit clébards, ils vont monter…”
Suzie vit en effet l’un d’entre eux parler avec un chien. Elle reconnut alors ce sorcier un peu fou qui se disait certain d’avoir capturé la bonne fille. C’était déjà lui qui était venu la chercher à fort Stanton avec son drapeau blanc fait d’une chemise…

Suzie pesta. Satanés chiens ! A deux contre cinq, plus les bestioles, elles n’avaient aucune chance, surtout que Dorothy ne savait apparemment pas se servir de sa carabine. Les dés n’étaient pas en leur faveur… Suzie s’apprêta à demander à Dorothy de fuir, car après tout elle avait encore une chance, vu que les indiens auraient ce qu’ils voulaient. C’est alors que la magie se produisit.

Dorothy se renfonça dans sa position, ferma à nouveau les yeux et fit apparaître une paire de dés dans sa main. Elle la referma sur les deux étranges cubes lumineux et, lorsqu’elle ouvrit à nouveau sa main, deux balles avaient remplacé les dés.

“Tu dis à personne que je sais faire ça, et moi j’oublie de raconter que tu as déclenché une nouvelle guerre indienne, d’accord? La winchester et ton revolver utilisent les mêmes balles mais je ne sais me servir ni de l’une ni de l’autre. Si tu flingues le chaman, on aura repris l’avantage. Sinon, le cheval est juste derrière nous, en train de manger un peu plus bas, la première qui arrivera à monter dessus aura une chance…”

Suzie resta muette d’admiration. Elle voyait les balles, le pistolet… quatre balles pour cinq indiens… Et les chiens… Ce n’était pas encore ça, mais tout n’était pas perdu. La jeune chanteuse posa le couteau devant elle, dégaina le pistolet, le chargea et s’apprêta à descendre le chaman, si cela pouvait faire basculer les choses en leur faveur. Elle inspira un grand coup.

“Dorothy… Si ça tourne mal, fuis ! Prends le cheval, ils ne te pourchasseront pas s’ils m’attrapent. Tu avais raison. C’est bien moi qu’ils cherchent. Je suis désolée de t’avoir menti !”

Déjà les chiens arrivaient en hurlant tant dis que les braves attaquaient la montée de la petite colline.

Suzie était sur le point de jouer sa vie, une fois de plus. Elle pointa le pistolet vers le chaman et…

***

Le coup de feu résonna comme le tonnerre aux oreilles de Suzie. A travers le nuage de fumée produit par la carabine, elle eut le temps de voir la tête du chaman exploser sous l’impact de la balle, maculant d’écarlate le visage du brave à ses côtés. Désormais habituée à ces scènes de violence, Suzie ne se laissa pas griser par ce premier succès et arma le mécanisme qui préparait la deuxième balle. Dans le même mouvement, elle changea de cible et pointa le canon de son arme en direction d’un molosse écumant de fureur. Le coup atteignit la bête au flanc et elle allait glapir en dérapant quand un éclair blanc-bleu vint l’en empêcher. Deux coups de foudre supplémentaires atteignirent les deux autres chiens. Le premier, sévèrement brûlé, repartit au triple galop en direction de ses maîtres tandis que le second, moins chanceux, s’envola dans une traînée de flammes rejoindre la carcasse fumante de son premier compagnon.

Surpris par cette défense inattendue, les quatre derniers indiens rebroussèrent chemin en faisant parler la poudre pour faire barrage le temps de se trouver un couvert. Le chien brûlé, jappant sa douleur, s’en fut vers l’épaisseur de la forêt dans une direction que seule la terreur semblait lui dicter.
Une fois réfugiés derrière la solidité réconfortante de quelques troncs vigoureux, les braves observèrent la scène du coin d’œil qu’ils osaient à peine exposer à la fureur de la winchester et des éclairs. Un silence de mort balaya les sous-bois. Durant de longues secondes, le temps sembla s’arrêter. Le vent dissipa d’abord la fumée des armes puis l’odeur de chair brûlée. Enfin, Suzie et Dorothy purent voir la scène dans son ensemble. Le sorcier gisait là, au pied du gros talus occupé par les deux jeunes filles. La balle qui l’avait frappée au front lui avait de même coup ôté la moitié de la boîte crânienne, laissant béante une blessure aussi cruelle que fatale. Comme sonnés, les braves murmuraient leur stupeur, n’osant pas lever la voix de peur d’être pris pour cible.
Dorothy semblait épuisée et inquiète mais elle adressa néanmoins à Suzie un sourire dans lequel se mêlaient la sincérité de la joie et l’orgueil de la victoire.

“Ils vont pas rester comme ça éternellement et je vais plus pouvoir faire mes petits tours sans demander un coup de main à des choses que je préfère éviter. Il faut que je dorme… Toi aussi d’ailleurs… Ils ne savent pas que nous n’avons quasiment plus de balles… C’est toi la flingueuse ! Qu’est-ce que tu proposes ?”

Pendant que Dorothy lui parlait, un fourbe d’indien était en train de les contourner, et Suzie le repéra presque aussitôt. Elle avait été quasiment certaine que cela finirait par se produire. Ce n’était pas pour rien qu’ils s’étaient retirés à l’abri. Ils voulaient gagner du temps. Et du temps, Suzie et sa compagne n’en avaient guère. La chanteuse parla à voix basse sans se retourner :

“Si nous fuyons à cheval, ils nous rattraperont. Mais nous ne pouvons pas rester ici cette nuit. Qui sait s’ils n’attendent pas du renfort ? Ne te retourne pas, mais l’un d’eux est en train de nous prendre à revers. Si je fais l’appât, tu te sens capable de te planquer et de le prendre par surprise ? J’ai vu que tu maniais plutôt bien leur genre de… hachette, là…

J’aimerais économiser mes dernières balles. Si nous pouvons éliminer celui-là à l’arme blanche, on aura peut-être une chance, qu’en dis-tu ?”

Dorothy acquiesça d’un signe de la tête en se mordant la lèvre. Aussitôt, rampant en arrière pour s’extraire de la hutte de branchages, les deux fuyardes mirent en action le plan de Suzie.
Cette dernière alla tout en bas du terreplein, faisant mine d’aller récupérer le mustang tandis que Dorothy se plaçait à couvert sur la trajectoire probable de l’indien. Elles eurent juste le temps de mettre en place la petite comédie avant que leur cible n’arrive, un colt dans une main et des bolas dans l’autre…

Bien sûr, l’indien vit d’abord Suzie, cette dernière ayant tout fait pour se faire remarquer, le contraire eut été étonnant. Par contre il ne vit Dorothy qu’au dernier moment et eut juste le temps de lâcher une malheureuse syllabe avant ce qui aurait dû être son dernier instant… Malheureusement pour les deux femmes, Dorothy coinça son arme dans une brou ssaille ce qui stoppa net son mouvement et ce fut le salut du brave.

Secoué de terreur, le guerrier perdit son sang-froid et fit parler la poudre. Il tira une balle dans le ventre de Dorothy, à bout portant. Suzie hurla son horreur tandis que le sauvage se tournait vers elle, il tira sans attendre…

Dans un nuage de torpeur, la chanteuse sentit la secousse plus que la balle elle-même. Comme dans un rêve, presque au ralenti. Elle tomba lentement à genoux fixant tour à tour Dorothy, appuyée dos à un arbre, les deux mains dans la flaque de sang qui s’échappait de son ventre, et l’indien, horrifié par son geste, jetant son colt avec fureur et avançant vers elle les bras ouverts comme s’il venait de faire la plus terrible chose au monde…

Toujours aussi lentement, Suzie s’affaissa, laissant la gravité la rappeler à elle. Dans l’ombre qui emplissait ses yeux, elle crut voir la tête de l’indien exploser dans un bruit de tonnerre. Puis une autre tête vola en éclat. Celle d’un autre brave alerté par les coups de feu et venu prêté main forte à son camarade désormais défunt.

Encore le crépitement familier des balles, encore le bruit des corps qui tombent à terre. Seulement cette fois, Suzie s’en moque. Elle tombe reposée dans les brindilles et les jeunes pousses. Le printemps arrive, une feuille après l’autre. C’est un bel endroit pour mourir.

Suzie tenta de relever la tête, mais elle n’y parvint pas. Elle avait l’impression que la simple torsion du cou lui arrachait les entrailles. Elle comprit finalement que c’était peut-être le vieux débris qui tentait de la soulever qui lui faisait aussi mal.

Tout s’était déroulé si vite… M. Patterson aurait déglingué l’indien et ses amis en un souffle, mais ni Suzie ni Dorothy n’étaient des flingueuses professionnelles. L’image de la jeune fille lui revint à l’esprit, le sang rougissant ses jupes et le regard d’effroi se peignant sur son visage alors qu’elle comprenait ce qui était en train de se passer.

“Do… Dorothy…” articula-t-elle, implorant son sauveur des yeux, et ce fut réellement sa première pensée. Elles ne se connaissaient pas depuis longtemps, mais leur aventure avait développé quelque chose de spécial pour Suzie. A tel point qu’elle s’enquit de sa santé avant même de penser aux indiens.
Les indiens, justement. Suzie eut un éclair de lucidité et se demanda si les autres étaient toujours là.
“Il y en a… d’autres… Quatre ou cinq sauvages… aahhhhhh…”

Elle tentait de se retenir de hurler au vu de la douleur, mais elle avait beau se mordre les lèvres, ça ne passait pas. Suzie se demanda si elle allait mourir enfin. Elle n’eut pas vraiment peur, après tout ce qu’elle avait vécu. D’un côté, elle était soulagée de ne pas finir sous la malédiction du chaman noir. Elle tenta de s’agripper à la manche du vieil homme.

“Sauvez… Dorothy… Elle n’a rien fait… elle…”

***

Suzie se réveilla en sursaut. Elle était nue sous une couverture rêche qui devait receler son pesant de puces et reposait sur un sommier de bois brut sur lequel on avait déposé la même couverture en guise de matelas. Elle ne saignait plus mais la blessure n’était pas belle à voir et la faisait encore beaucoup souffrir. La balle était passée juste sous le sein gauche et Suzie pensa qu’il avait fallu un miracle pour qu’elle rate le cœur et un autre encore pour qu’elle fût capable de respirer. Elle vit aussi tout son corps et découvrit qu’il ne restait plus un seul morceau de peau qui ne fut recouvert de ces étranges symboles. Elle pensa alors avec horreur qu’il devait en être de même pour son visage.
Elle était dans une cabane sombre, mal faite, poussiéreuse, qui ne contenait en tout et pour tout qu’un petit meuble pour faire la cuisine, un bureau et sa chaise ainsi qu’un lit. Deux fenêtres complètement encrassées filtraient la lumière et une porte mal encastrée dans son cadre servait de seul accès avec le monde extérieur.

Le bureau était couvert d’une montagne de notes, plans et bougies plus ou moins consommées. Par-dessus, une montre à gousset et une tasse à café maintenaient en place l’édifice.
Sur la cuisinière se trouvaient les restes d’un jambon et un jeune chevreuil mort. En dessous, dans l’âtre, une cafetière posée sur trois braises moribondes répandait son odeur dans la pièce.
Suzie vit enfin Dorothy, affalée près du meuble. Maintenant, sa présence lui semblait évidente mais il avait été facile de la manquer dans l’obscurité de la pièce.

“Ca fait au moins trente minutes que j’essaie d’atteindre cette foutue cafetière ! Ce vieux débris pue mais il sait faire le café crois-moi !”

Elle tendit encore un fois le bras vers l’objet de sa convoitise. En vain.

“Contente de voir que tu es toujours en vie. Le vieux était assez pessimiste… Moi j’ai à peine perdu connaissance. Le ventre, ça fait mal, mais on en meurt pas. Enfin, pas souvent quoi.”

Dorothy cracha une sorte de ricanement douloureux tout en essayant de trouver une position plus confortable. Elle avait visiblement renoncé à atteindre la cafetière.

“Pardon de gâcher la fête de ton retour mais on a un autre problème. Le vieux nous a enfermées avec un gros cadenas et il refuse de nous rendre nos vêtements et nos chaussures.”

Elle ricana une nouvelle fois.

Suzie souffla. Et puis elle se mit à réfléchir, ce qui n’était pas son fort. Il lui semblait que depuis sa séparation d’avec M. Patterson, elle ne cessait de tomber de Clarisse en Célia, ou une expression du genre, enfin, elle se comprenait…

Elle regarda Dorothy, soulagée de la voir en vie, et tenta à son tour de se lever, enveloppée dans la couverture, pour essayer d’attraper la cafetière, peut-être à manger aussi. Et si ça n’était pas trop douloureux, de regarder un peu dans la pièce si quelque chose ne pouvait pas lui servir, au cas où. Elle savait que pour l’instant elles étaient trop faibles toutes les deux pour s’en aller, et puis rien ne disait que le vieil homme avait de mauvaises intentions. Mais Suzie avait appris à anticiper depuis peu. Mieux valait prévenir que guérir.

Suzie se rendit compte en définitive qu’elle se déplaçait plus facilement que son amie. Sa blessure gênait l’utilisation de ses bras mais elle pouvait se déplacer. Elle attrapa la cafetière et servit deux tasses, puis elle coupa plusieurs tranches de jambon avec un vieux couteau élimé. Après avoir aidé Dorothy à se redresser, elle lui donna du café et un peu de jambon avant d’entreprendre une fouille méticuleuse des lieux.

Le breuvage amer était une vraie bénédiction et la tranche de jambon, qui était restée trop longtemps à l’air libre, était du même acabit. Les jeunes filles ne comptaient plus les jours de jeûne et les nuits de veille. Aussi mangèrent-elles en silence l’humble menu qui leur était offert. Une pause ! Enfin !

Suzie apprécia chaque goutte de café et chaque bouchée de jambon. Ces derniers jours étaient passés comme un ouragan, et la chanteuse avait été emportée sans avoir l’impression de pouvoir y faire quelque chose. Malgré les blessures, les privations, elle avait fait quelques rencontres. Dorothy était éventuellement la plus belle. Suzie la regarda en train de boire son café, assise tout à côté d’elle, profitant respectivement de leur chaleur.

“Je suis heureuse que tu t’en sois sortie… Tout ça c’est à cause de moi. Si quelqu’un d’autre devait mourir, ça ne serait pas juste. Surtout pa s toi.”

Suzie regarda Dorothy fixement. Elle se rendait compte de sa beauté à présent, la jalousie avait disparu. Puis elle eut honte de lui infliger son propre spectacle et se releva pour changer de sujet. Elle s’attela donc à chercher quelque chose d’utile, à défaut de comprendre pourquoi elles étaient là.

Suzie remarqua d’abord que la seule arme disponible était le vieux couteau qui lui avait servi à couper la viande. Elle avait acquis de nouveaux réflexes lors de son périple et ne sut dire si la chose était bonne ou mauvaise. Elle vérifia ensuite la porte et découvrit la réalité du cadenas évoqué par Dorothy. Suzie fit les cent pas à la recherche de n’importe quoi d’utile ou d’instructif. Dans les notes, sur le bureau, elle trouva des tonnes de relevés avec des heures et des nombres notés en quantité. Malheureusement, l’écriture étrange du vieil homme lui piquait les yeux.

Son esprit était depuis quelques instants tourné vers le morceau de tissu avec lequel elle protégeait ses doigts de la morsure brûlante de la tasse. Un bout de chemise assurément. Mais pas n’importe quelle chemise, elle était sûre d’en reconnaître les motifs…

On entendait seulement le bruit de leur mastication et le crissement des pas de Suzie sur le parquet en bois quand un craquement différent se vit entendre. Dorothy ne sembla pas s’en étonner mais la chanteuse oublia un instant son torchon et souleva néanmoins le tapis élimé, libérant un nuage de poussière qui la fit éternuer. Rien. Pourtant, elle était sûre que quelque chose clochait avec le bruit de ses pas à cet endroit-là. Elle tenta de faire jouer les lattes. Rien. Elle fit levier avec le couteau. Toujours rien. Déjà Dorothy s’intéressait à autre chose quand un nouveau craquement se fit entendre.
Lorsqu’elle trouva la trappe, Suzie fut la première surprise. La chanteuse ne sut jamais ce qu’elle avait fait mais une portion entière du parquet s’enfonça de quelques centimètres dans le sol et pivota à la manière des lames d’un éventail pour laisser apparaître une trappe métallique.

Plus personne ne mâchait sa nourriture avariée, plus personne ne regardait autre chose. Dans le cerveau de Suzie, la curiosité engloutit toutes les autres fonctions cognitives et elle se mit à tourner l’étrange mécanisme qui servait de poignée. Cette fois-ci ce fut rapide. La porte lâcha un fin nuage de vapeur accompagné d’un sifflement ténu puis un énorme bruit de rouages se fit entendre. Comme par magie, la porte s’ouvrit avec la légèreté d’une plume sur la noirceur d’une cave. Les deux jeunes femmes ne virent que le voyant clignotant de ce qui devait être une soupape de fermeture.
Dorothy allait dire un mot mais sa compagne était déjà en train de dévaler les marches, excitée comme les puces qui peuplaient la couverture dont elle s’était faite une robe, seule sa blessure l’empêcha de courir vers les ténèbres.

Lorsque la chanteuse toucha la dernière marche, une lumière diffuse puis de plus en intense s’épanouit dans la pièce. Elle venait d’une ampoule à incandescence fixée au plafond qui permit rapidement aux visiteuses d’apercevoir le contenu de cet étrange caveau. Les yeux écarquillés, Suzie oublia les blessures qui la gênaient. Elle eut à cet instant l’impression de se retrouver plusieurs jours en arrière, dans son périple avec M. Patterson, le révérend Trent, le légionnaire français dont elle avait oublié le nom et les compagnons qui gravitaient autour d’eux.

Toutes les parois étaient faites d’un métal parfaitement lisse. Sur l’une d’elles étaient entreposées des armes étranges : Un fusil d’une longueur incroyable surmonté d’une longue vue, un colt très long lui aussi à l’allure sinistre, un couteau au manche duquel était fixé un drôle de boîtier noir et surtout…. une boule d’acier en tous points identique à celle qu’elle avait laissée à M. Patterson !

Dorothy l’avait rejointe. Elle essayait de son côté d’ouvrir la porte en fer qui occupait seule le mur du fond. En vain. Dans l’autre longueur, celle à qui Suzie tournait le dos, il y avait quatre chevreuils morts, pendus par les pattes arrières, au-dessus d’un tube de fer percé comme une flûte. Suzie voulut y toucher quand des jets de brume bleutée jaillirent des trous pour envelopper les cadavres. Quand la jeune femme osa à nouveau approcher sa main, elle constata que les bêtes étaient glacées, comme prise dans la neige.

Juste à côté, elle trouva des vêtements sur une étagère. Les habits étaient classiques mais faits dans une étrange matière. Sur l’un d’eux, Suzie trouva une étoile sur laquelle étaient gravés ces mots : Texas Ranger.

Les objets la fascinaient, mais rien autant que la boule. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il en existât une autre pareille à la sienne. Etait-il possible que… Non, elle se refusa à cette pensée. Le vieil homme avait apparemment de la ressource, mais il n’aurait pas pu se débarrasser aussi facilement de M. Patterson. Elle repensa soudain au morceau de tissu. Où l’avait-elle vu ? Etait-ce le même genre que la tenue du Pinkerton qu’elle avait tué ? Ou bien les motifs lui rappelaient-ils plutôt ces horribles tatouages. Oui, ce vieil homme avait de la ressource. Mais elle ne pouvait toujours pas se décider si c’était un ami ou un ennemi.

Prudente, Suzie prit la boule et la glissa sous sa robe de fortune, la gardant précieusement dans la main au cas où. Même s’il y avait là des armes fantastiques, elle se savait trop diminuée et incapable de faire face à un si bon manieur de gâchette. Après tout, il s’était sans doute débarrassé des quatre indiens à lui tout seul.

A peine le temps de faire l’inventaire, et les deux jeunes filles sentirent leur sang se glacer. En haut, quelqu’un faisait jouer les chaînes du cadenas. En se bousculant et en oubliant leurs blessures, elles se précipitèrent vers les marches qu’elles gravirent aussi vite que leurs jambes le leur permettaient.
Elles étaient presque en haut quand Dorothy trébucha et tomba en arrière. Seule en haut, Suzie eut juste le temps de tirer la soupape de fermeture et de jeter le tapis sur les lattes mobiles avant que n’entre le vieil homme. Quelle ne fut pas sa détresse lorsqu’elle s’aperçut que Dorothy ne l’avait pas suivie. Une fois de plus elle se retrouvait seule face à son destin.

Elle se tourna face à lui dans sa couverture crasseuse et un long silence s’installa.

Le vieil ermite portait un large chapeau de paille et les mêmes habits que le jour où il les avait sauvées des indiens. A sa ceinture, pendait un colt un peu trop long, comme celui qu’elle venait de voir dans la caverne d’acier. Par la porte entrouverte, Suzie découvrit que la cabane était située en altitude, vraisemblablement en haut d’un pic rocheux. Puis l’homme rompit le silence.

“Où est l’autre fille ?…”

Suzie resta calme, prit le temps d’aller s’asseoir sur sa paillasse. Elle comptait sur le fait que les étranges motifs sur son visage l’aideraient peut-être à dissimuler un peu ses émotions. Elle joua son va-tout. Son apparente sincérité mettrait peut-être le doute dans la tête du vieil homme. Après tout, lui aussi jouait un jeu. Pour Suzie, c’était le rôle de sa vie.

“L’autre fille ? Vous voulez dire que Dorothy est vivante ? Comment voulez-vous que je le sache ? Je viens de me réveiller ! Je me suis levée pour manger un morceau. Ca fait des jours que je n’ai rien mangé de consistant. Je voulais vous remercier de m’avoi r sauvée, monsieur ?”

Suzie gardait la boule dans le creux de sa main sous la couverture. Si les choses tournaient mal…

“Quoi ! hurla le vieil homme édenté, comment ça pas là ?”

Il commença alors à effectuer un étrange ballet, vérifiant la cabane dans les moindres recoins comme si on avait pu y cacher quelque chose de la taille d’une femme. Après avoir regardé deux fois sous le bureau et trois fois sous le lit de Suzie, l’ermite arriva à la conclusion que Dorothy avait effectivement disparu.

Il déposa nonchalamment les affaires de Suzie sur le lit tout en scrutant à l’extérieur.
“Tiens gamine, ce sont tes affaires. J’ai quand même gardé les armes et ton ami dans la sacoche, il a failli me bouffer ce salopard. Pour les vêtements, je suis désolé mais j’ai pas ta taille ! Arg arg arg ! J’ai tout bousillé pour pas que tu pisses tout ton sang. Va falloir te débrouiller avec la couverture. Et me fais pas le regard de la fille pas tranquille, t’as rien à craindre de moi. Il semblerait même vu d’ici que c’est plutôt le contraire…”

Suzie remercia le vieil homme en récupérant ses affaires, mais rien de ce qui s’y trouvait ne l’enchantait véritablement. Elle tenta de discerner si le vieux lui racontait des sottises. Elle avait eu un peu peur au début que ce ne soit qu’un vieux pervers. Mais de toute façon, même si ce n’était pas le cas, s’il les gardait prisonnières, c’était sans doute pour une raison bien précise.
Une fois parti, elle écouta un moment à la porte si ce n’était pas un subterfuge. Elle trouvait étonnant qu’il ne soit pas au courant de la pièce qui se trouvait en dessous. Comment avait-il trouvé le curieux pistolet qu’il portait à la ceinture dans ce cas ?

Mais soit elle avait trop bien joué la comédie, soit il ne savait vraiment pas sur quel trésor il avait construit sa cabane.

Il sortit alors de la cabane en jetant un œil aux alentours avant d’ajouter :

” Je vais chercher ta copine, bouge pas d’ici et ne m’énerve pas ! J’t’en demande pas plus !”

Il renifla violemment avant de refermer la porte et de remettre en place la chaîne et le cadenas qui la maintenait verrouillée.

Il vérifia trois fois la fermeture.

Suzie avait aussi remarqué que le vieil homme cachait quelque chose, un je-ne-sais-quoi de suspicieux dans son regard humide avait attisé la curiosité de Suzie. Lorsqu’il sortit, la chanteuse écouta un moment à la porte puis s’assit sur le lit patiemment, en épiant profondément les sons autour de la cabane. Le vieux était toujours là…. Il rodait en silence pour espionner ce qui se passait à l’intérieur. Bien sûr qu’il avait connaissance de la cachette ! Ce qu’il voulait vérifier maintenant c’est si sa captive était au courant de son existence. Et si la disparue n’y était pas cachée.

Il savait ! Il savait donc ! Zut, zut et re-zut ! Ce vieux bouc était rusé comme un renard. Il voulait les prendre au piège. Et pourquoi ? Que se passerait-il s’il surprenait Suzie en train d’ouvrir la trappe ? La balancerait-il dans l’escalier et les enfermerait-il toutes les deux ? Suzie retourna s’asseoir sur le lit et se rongea les ongles. Et que devenait Dorothy, toute seule en bas ? Il ne fallait pas qu’elle se fasse avoir. Elle devait ruser plus que le vieux fourbe, si jamais il finirait par la percer à jour. Pour protéger Dorothy, Suzie se refusa à ouvrir la trappe. Elle alla tout d’abord tâter de la chaîne pour voir si celle-ci était bien verrouillée par le cadenas. Ce serait peut-être aussi une occasion d’attirer le bonhomme… Elle retourna alors s’asseoir paisiblement en apparence, mais les nerfs à vifs, sur son lit en attendant qu’il se manifeste. Elle voulait qu’il croie qu’elle n’avait rien à se reprocher. Suzie entendait le vieil homme roder autour de la cabane. Il faisait de gros efforts pour rester discret mais la végétation, déjà sèche en ce début de printemps, trahissait le moindre de ses déplacements.

Le vieux ne lâchait rien. Et la situation resta ainsi un moment. Bon, tant pis, Suzie n’avait plus envie de jouer. De toute façon, il savait pertinemment que Dorothy n’avait pas pu s’échapper autrement que par la trappe. Suzie ne gagnerait pas à jouer l’ingénue longtemps. Elle tenta donc, la boule toujours en main, d’ouvrir la soupape sans faire de bruit. Si jamais il venait à entrer avant que Dorothy soit sortie avec l’artillerie lourde, elle jouerait un face-à-face mortel avec lui. Mais de mourir, elle n’avait plus peur. Cela aurait au moins le mérite de détruire l’objectif des indiens en tout cas.

Qu’importe, Suzie devait ouvrir cette satanée trappe ! Elle se glissa lentement vers le tapis qu’elle souleva d’un geste souple tout en contenant un éternuement que la poussière réclamait avec insistance. La cache glissa à la manière d’un éventail exactement comme la première fois dans un raclement sinistre.

Le duel de silence qui se jouait maintenant entre la chanteuse et l’ermite aurait pu en faire rire certains. Pourtant ni l’une ni l’autre ne prenaient visiblement ça à la plaisanterie. Actionnant le mécanisme comme elle l’avait fait la première fois, Suzie se retrouva bientôt face à une Dorothy impassible. Ce petit bout de femme avait connu bien pire qu’une attente dans le noir de quelques minutes. Elle tenait dans ses deux mains crispées le revolver au canon si long que les deux exploratrices avaient trouvé un peu plus tôt sur les étagères.

Elle pointa l’arme en tremblant vers le visage de Suzie avant de reconnaître son amie et d’orienter le revolver dans une direction plus inoffensive.

Suzie était heureuse de revoir le visage de Dorothy. Seule face au vieil homme, elle n’aurait pas su comment s’en sortir. A savoir même si elle l’aurait voulu. Elle avait tant fui jusqu’ici, et pourquoi ? Elle n’échapperait pas éternellement à de si puissants ennemis. Chaque fois qu’elle espérait s’en sortir, le destin lui jouait un nouveau tour, riant sous cape et se moquant d’elle. A présent, elle ne reverrait plus M. Patterson, et pria une dernière fois pour le salut de son âme.
Mais Dorothy, elle, lui donnait la force de se battre. Son si charmant visage, les aventures qu’elles avaient traversées ensemble… Suzie avait enfin une raison de vouloir s’en sortir. Elle fut soulagée à l’idée qu’il ne soit rien arrivé à Dotty en bas dans le noir.

“Je m’en doutais…”

La chaîne n’avait pas tinté. Pourtant le vieil édenté se trouvait bel et bien face aux deux jeunes filles lorsqu’elles remontèrent toutes les deux dans la cabane. Il tenait la même arme que Dorothy dans une main et deux paires de menottes dans l’autre. En lançant les bracelets sur le matelas de Suzie, il pointa son arme en direction des prisonnières.

“Vous allez vous attacher toutes les deux sur le lit, la blonde dessous. Si je sens que ça se passe mal, je descends la blonde et je tire dans les genoux de la brune.”

Il regarda Suzie d’un air menaçant…

“J’aime pas qu’on abuse de mon hospitalité. Je vais te garder en vie. Quoiqu’il arrive. Par contre je peux te réduire en morceaux si le cœur m’en dit. Quant à la gamine, je pourrais la flinguer tout de suite, ça ne changerait rien. Jouez pas aux conn es, les filles, ça n’en vaut pas la peine”.

Les yeux de Suzie allaient frénétiquement de l’éclat des menottes sur le lit au bout scintillant du canon qui la menaçait. Dans son dos, elle entendit très distinctement le bruit d’un chien que l’on armait.
Le moment était donc arrivé. La confrontation finale. Et Dotty, qui derrière ne semblait pas avoir l’intention de se rendre une seconde fois.

“Dotty, ne fais pas de bêtise… Et vous monsieur… Je vous répète que nous vous sommes reconnaissantes de nous avoir libérées des indiens, mais… si c’est à nouveau pour nous garder prisonnières, comprenez notre surprise… Pourquoi ne voulez-vous pas nous laisser partir ? Nous disparaîtrons pour toujours, c’est promis…”

Suzie se doutait bien qu’il ne mordrait pas à l’hameçon. Pas avec tout ce qu’il y avait en dessous. Quelle pouvait être la chance que la présence d’une boule semblable à celle qui avait causé le début de ses ennuis ne soit qu’une coïncidence ? Suzie serra la boule dans sa main sous la robe.

“Promettez-moi que vous ne nous ferez pas de mal…” l’implora-t-elle. Et alors elle sortit la boule. Et son ton se durcit.

“Ne faites pas l’idiot. Je sais très bien me servir de ça. Et vous le savez aussi, si vous êtes au courant de ce qui est arrivé à votre collègue… Vous pouvez me tuer. Les indiens ne pensent qu’à ça aussi. Mais vous savez ce qui se passera si j’enclenche le mécanisme, n’est-ce pas ? Toute votre vie, disparue en un clin d’œil. Votre esprit ressemblera alors vraiment à votre apparence. Oh, bien sûr, vous aurez peut-être une chance de détourner le regard suffisamment vite, mais êtes-vous prêt à prendre les paris ? Si vous nous laissez partir, nous en serons quittes. Alors, allez-vous vous montrer raisonnable et poser votre arme ?”

L’ermite figea son regard sur la boule. La terreur dans son regard était palpable. Pour protéger ses yeux, il tendit une main ouverte devant lui et fixa un point sur le sol. La main tendue tremblait.
“De quel collègue parlez-vous ? Mon Dieu vous êtes folle ! Posez ce truc, vous n’avez aucune idée de ce que ça peut faire…enfin… Vous ne savez pas tout… et il n’est peut-être pas correctement calibré… Donnez-le moi…”

Il fit un minuscule pas en avant avant de reprendre.

“Personne ne veut vous tuer et sûrement pas les indiens sinon ce serait déjà fait…”
Encore un pas.

“Remarquez… Les Pawnees pourraient vouloir vous tuer et c’est peut être eux qui ont raison… Allons posez ce truc, je suis Texas Ranger madame, Ranger Norris, pour vous servir… Le gouvernement confédéré a besoin de vous pour arrêter un…. un… un soulèvement indiens… Regardez, je jette mon arme…”

Il s’exécuta et avança encore un peu.

Cette fois, ce fut trop pour les nerfs de Dorothy qui fit un pas de côté et ouvrit feu avec son arme étrange… Mais au lieu du coup de tonnerre habituel, ce fut le bruit métallique d’une feuille d’acier que l’on déchire qui s’échappe du canon. Le corps du vieil homme fut violemment projeté en arrière, au travers les lattes de bois qui formait le mur et alla s’étendre dans les herbes sèches à plusieurs mètres de l’endroit où il se trouvait l’instant d’avant. Des arcs électriques sillonnaient son parcours aérien comme des moucherons dérangés dans leur torpeur.

L’homme ne se releva pas. Quelques secondes passèrent. Dorothy attrapa alors le bras de Suzie.

“J’ai trouvé ça en bas, pend ant que j’attendais.”

Sur le flacon que lui montrait son amie, Suzie parvint à lire “nitro”.

Suzie avait les yeux totalement écarquillés devant ce qui venait de se passer. Elle se tourna vers Dorothy, le canon étrange entre elles. C’était comme si elle venait de se détacher de la réalité. Le contact brûlant de la main de Dorothy lui rendit ses esprits. Son regard croisa celui de la prostituée.
“Il allait… Tu m’as… Je…”

Sans comprendre ce qu’elle faisait, mue par une impulsion incontrôlable, Suzie embrassa fougueusement Dorothy, et ce n’est que lorsqu’elle sentit le contact des lèvres contre les siennes qu’elle comprit et recula de deux pas, toute honteuse.

“Mon Dieu… Excuse-moi, je ne…”

Toute retournée et l’esprit en vrac, Suzie chercha à détourner l’attention. Elle vit le flacon de nitro et l’étiquette l’ancra à nouveau dans la réalité. Elle se mit à débiter la suite d’un trait en fuyant le regard de sa compagne d’infortune.

“Nous allons avoir besoin de tout ce que nous pourrons porter. Armes, nourriture… Je vais voir si l’homme avait un cheval. Ca pourrait nous être utile. Essaye de remonter tout ce qui te paraît important, nous ferons le tri ensuite.”

Suzie sortit de la cabane. Elle avait besoin de prendre l’air. Elle voulait également vérifier si le vieil homme était bel et bien mort, le fouiller, savoir où elles se trouvaient et comment faire pour retrouver la civilisation.

Suzie trouva l’homme étendu dans les herbes craquantes qui entouraient la cabane. Il respirait. Lentement et faiblement mais il respirait bel et bien. Il avait atterrit sur une sorte de coffre en osier qui avait explosé sous l’impact, ce qui avait libéré son contenu sur le sol. Sur lui, il n’avait qu’une longue vue, le même revolver un peu trop long que celui de Dorothy et une boussole.
Le coffre contenait les affaires des deux jeunes femmes soit deux cartouches, une winchester, un revolver, un tomahawk et le sac contenant le serpent à sonnette. C’est en ramassant ce dernier que la chanteuse aperçut le cheval. Cette vieille carne portait encore les traces du sang que les deux femmes avaient perdu. L’animal était solidement attaché à l’un des montants de la cabane. Un peu plus loin, en remontant le long du mur, Suzie découvrit le cheval blanc et maquillé qu’elle avait subtilisé aux indiens. Il était toujours vierge de tout équipement mais il semblait indemne si ce n’est le sillon qu’avait creusé sur son cou la corde qui maintenait à la cabane. L’animal avait dû beaucoup se débattre pour être blessé de la sorte.

Pendant ce temps, Dorothy avait remonté en silence tout ce qu’elle avait pu. Il y avait, étalé dans la cabane, les quatre chevreuils congelé, ce fusil incroyablement long surmonté d’une longue vue, une boîte de cinquante cartouches pour la winch ou le revolver, une caisse contenant douze bocaux pleins de nitroglycérine séparés les uns des autres par d’épaisses tranches de coton. Dorothy déposa aussi quelques vêtements, ceux faits avec cette matière étrange sur la doublure. Ils étaient trop petits pour les deux femmes et très clairement masculins, mais entre ça et la couverture aux puces…
Dorothy posa enfin le couteau au manche duquel était fixé l’étrange boîtier noir ainsi qu’une cagette contenant des conserves, du café, de la gnôle, du tabac et de quoi utiliser tout cela.
Osant enfin regarder Suzie malgré ses joues rouges, Dorothy demanda à son impétueuse compagne :

“Sommes-nous prêtes à partir? Tu sais que nous n’allons pas pourvoir tout emmener….”

Suzie accusa la fatigue de tout ce qui venait de se passer. La tension nerveuse avait conditionné son état physique, et elle se dit qu’elle se reposerait bien un peu.

“Nous avons deux chevaux. Nous pourrons bien nous équiper. Mais je me demande si nous ne devrions pas nous reposer un peu. Je ne pense pas que quiconque sache où nous sommes. Cet endroit a véritablement l’air paumé. Qu’en penses-tu ?”

Suzie n’avait pas quitté l’horizon du regard en parlant. Elle était encore sous le coup de l’émotion, se demandant ce qui lui était passé par la tête. Son attitude n’avait pas été très chrétienne, mais elle n’avait pu s’en empêcher. Le révérend Trent l’aurait-il sermonnée ? Pis que cela sans doute, connaissant son exaltation.

La cabane était perchée sur un pic d’une hauteur impressionnante. De là, elle voyait toute la plaine en contre bas. Peut-être était-elle passée par là lors de sa captivité? D’en bas, il devait être impossible de distinguer la cabane et cela la conforta dans son idée d’y rester un moment.

“Aide-moi à l’attacher, reprit-elle en indiquant le soi-disant Texas ranger du menton. Ensuite, nous le traînerons à l’intérieur et nous verrons si nous pouvons tirer quelques renseignements de lui, d’accord ?”

Suzie pensait enfin avoir un moment à elle, pour reprendre des forces. Depuis son kidnapping, elle n’avait pas eu une seconde pour se remettre d’aplomb. Son esprit vagabonda alors qu’elle regardait tout le matériel que Dotty avait remonté.

“Il y avait une porte, en bas, non ? Ce type possède peut-être une clé ?”

Une fois l’homme attaché, elle entreprit de fouiller un peu plus précisément l’homme et sa cabane pour voir si quelque chose ne pouvait pas lui servir…

Lorsqu’elle pénétra dans la cabane en traînant le vieux toujours inconscient par les pieds, elle se sentit prise de vertiges. Sa blessure à la poitrine la faisait encore souffrir et la fièvre qui la prenait régulièrement depuis deux jours ne l’aidait pas à récupérer des dommages que son corps avait subis.

Dorothy semblait toujours un peu gênée en sa présence mais elle faisait de son mieux pour être agréable, rangeant la cabane et le matériel, préparant à manger.

Après tous ces efforts, Suzie prit un moment et alla s’asseoir sur le lit. Au regard interrogateur de Dorothy, elle ne répondit pas et se releva aussitôt pour chercher de quoi améliorer sa condition. Cette cabane, si quelqu’un y vivait, devait bien contenir un minimum d’accessoires pour se soigner. Des bandages au minimum, histoire de se faire un pansement. Elle examina ensuite les herbes prises aux indiens, ainsi que cette étrange pommade noire, qu’elle renifla longuement.
” Tu ne les aurais pas vus se servir de ça, par hasard ?” demanda-t-elle à sa camarade. Si ça pouvait aider aux soins, elle se débrouillerait.

Dorothy regarda la touffe d’herbe et la pâte noirâtre avec un air de dégoût. Quoiqu’il arrive, elle n’y toucherait pas. Quant à en manger.

« Je ne sais pas ce que ces sauvages font de ces trucs. Tu devrais les jeter. Si ça se trouve, ce sont ces choses qui te collent des dessins partout sur le corps », dit-elle dans un souffle.

Suzie lança alors ces fichus saletés indiennes sur le lit.

Le soir tombait enfin quand elles eurent fini de ligoter leur hôte et de se restaurer. Suzie allait mieux. Pourtant, elle comprenait désormais que son corps ne se remettrait jamais tout à fait de cette escapade. Dorothy alluma les bougies et servit du café. C’est alors qu’elle s’aperçut que Norris s’était réveillé. Le prisonnier les regardait depuis un moment en silence et, quand il se vit repéré, il prit la parole de sa propre initiative.

“Je vous ai dit mon vrai nom. Et je travaille effectivement pour le gouvernement confédéré. Ce n’est pas par hasard que je vous ai trouvées. Je vous suis depuis longtemps sans savoir comment vous soustraire à la vigilance des indiens. Quelle ironie ! Vous vous êtes évadées toutes seules et je n’ai eu qu’à vous cueillir pour finalement me retrouver ligoter dans ma propre planque ! Ha ha ha !

Vous devez comprendre que je ne travaille pas seul. D’autres vont venir et leur mission comme la mienne ne concerne que la miss tatouée sur la face… entre autre. Ce que je veux dire c’est que mes collègues ne s’embarrasseront peut-être pas de la p’tite. Vous devriez me détacher, je ne vous veux aucun mal et personne ne pourra vous défendre si quelqu’un vient… Les indiens connaissent bien la région… Surtout les comanches vous savez, ceux qui portent leurs plumes la pointe vers le bas… Vous les avez déjà vu n’est-ce pas ? Ils sont sur le sentier de la guerre. Et cette guerre porte votre nom mademoiselle…”

Les joues empourprées par le poids de la responsabilité qu’il venait de lui faire endosser, Suzie fouilla encore le vieil homme, elle ne trouva rien de plus si ce n’est un étrange bracelet noir. L’ermite eut l’air navré qu’elle le trouve.

“Mettez-le et tendez le bras d’un coup sec en direction du couteau, celui avec le drôle de machin noir au manche… Faite attention quand vous le ferez, le couteau revient très vite….”

Lorsqu’elle aborda la question de la porte verrouillée, il ne se fit pas prier, comme s’il ne souhaitait pas y être mêlé.

“Quoi la porte ? Ha ! celle du fond ? Je n’ai pas les clés. C’est un de mes collègues, Harry si vous voulez savoir, qui les a. Et ce qu’il y a dedans est sa propriété exclusive, mais impossible de savoir ce que c’est. On est chez lui ici alors vous lui demanderez ce qu’il y a dedans en même temps que les clés quand il arrivera…”

Les paroles étaient sensées, mais elles ne disaient pas pourquoi l’on avait besoin d’elle. Elle n’avait pas fui jusqu’ici pour se rendre maintenant en tant que victime des blancs plutôt que des indiens. Suzie avait mille questions à poser, et elle les posa.

Elle s’assit face à l’homme, sous la surveillance de Dorothy, le regard bouillonnant.

“Pourquoi les comanches viendraient-ils jusqu’ici ? Savent-ils qu’y trouver ?

Vous dites que cette guerre porte mon nom… Arrêtez d’être évasif. Pourquoi moi ? Qu’ont-ils l’intention de faire ? Pourquoi se battent-ils entre eux ? Pourquoi vous et vos amis voulez-vous de moi ? Pour me livrer à eux ? Et qu’est-ce que vous savez sur ces marques qui me défigurent?”

« Doucement fillette, doucement, une chose à la fois… La gomme noire est une préparation à base de café et de graines de coca. Les indiens la mâche pour ne pas dormir quand ils sont de garde par exemple. Quant aux herbes, les éclaireurs en emportent avec eux pour faire rapidement de courts signaux. Faut voir comme ces touffes de foins fument lorsqu’on les brûle ! Un vrai incendie ! »

Norris se gratta la gorge et lança un coup d’œil furtif vers l’arme que tenait Dorothy. Deux coups semblaient lui avoir suffis.

« Mais je me rends compte que ce n’est pas ce que vous m’avez demandé… Les comanches vont venir ici parce que leur salopard de sorcier aux bras noirs voit tout. Il lui suffit de dormir pour voir le futur et le ailleurs. Mais il ne voit que ce qui est le plus probable où ce qui dure. Sans surprise et sans changement, on ne peut rien contre lui. Il va bientôt rêver de nous. Les démons qu’il sert vont lui montrer où nous sommes parce que nous sommes concentrés sur lui comme il est concentré sur nous. Nous devons partir. »

Il s’était presque mis à crier et son visage buriné par le vent du désert autant que par les années avait pris une teinte rouge vif. Aussi prit-il une seconde pour se calmer.

« Nous ne savons pourquoi ils vous cherchent. Nous savons simplement qu’une coalition d’indiens s’est réunie dans les parages sous la coupe d’un chaman aux bras noirs et que ce dernier leur à demander à tous de vous ramener vivante. Nos… spécialistes nous ont demandé de trouver une jeune femme innocente dont le corps se couvre peu à peu d’étranges symboles. Selon eux, vous avez été en contact avec ce monstre qui corrompt tout par sa seule présence et les dessins qui rampent sur votre peau sont la preuve qu’il vous a fait… Quelque chose…

Vous m’avez demandé pourquoi ils se battent entre eux ? La réponse est simple, mais pas forcément pour une blanche. Il faut d’abord bien comprendre qu’il y a une multitude de peuples indiens et que ces peuples sont divisés en tribus. Il y a autant de différences entre eux qu’il peut y en avoir entre nous et des allemands ou des mexicains. Ils ne se battent pas entre eux, ils sont comme les français affrontant les mexicains. C’est de la rivalité. Ils vous veulent tous. Ceux qui sont venus vous chercher en attaquant vos ravisseurs sont des comanches, ils sont de la tribu de bras noirs. Mais les Pawnees, eux s’opposent à ce qui se passe et vous cherchent. Certains pour vous tuer afin de compromettre les plans des comanches, d’autres pour vous utiliser comme appât, et d’autres encore pour vous mettre à l’abri…

Beaucoup de ces sauvages viennent de la confédération du Coyote et cela ne présage rien de bon. Même les indiens revendiquent les territoires contestés ! »

Le ranger éclata soudainement de rire comme s’il venait de raconter une bonne blague que lui seul pouvait comprendre. Cependant, il redevient sombre tout aussi brusquement lorsqu’il reprit son récit…

« Mais je ne les laisserai pas faire, ça non. Les territoires contestés sont aux confédérés vous pouvez me croire. Nous avons une garnisos à fort Lawry, des appuis politiques à Topeka, une autre garnison dans une prison ultra moderne à Abilène, ville qui connaît elle-même de plus en plus de fidèles à notre cause et à notre soif de liberté… Je ne vais pas laisser quelques métèques endiablés nous reprendre tout ce que nous avons construit… »

La jeune fille n’en pouvait plus. Elle laissa éclater les sanglots qui étaient montés tout le long de ses interrogations. Ça ressemblait fort à une destinée. Mais elle n’avait clairement pas les épaules pour une telle charge.

“Je ne suis qu’une pauvre chanteuse de Floride. Je n’ai jamais rien demandé. Je ne comprends rien. Mais je ne me livrerai pas à vous plus qu’aux indiens si vous ne me dites pas ce qu’il se passe ici. Et je veux également l’immunité pour Dorothy si votre collègue revient. Vous gagnerez peut-être votre liberté…”

Norris la laissa finir son récit sans dire un mot puis lui répondit le plus calmement possible.

« Mes collègues vont venir ici car ils savent que je vous ai re trouvée. Je ne suis pas le chef aussi ne puis-je rien vous promettre. Mon chef s’appelle Thomson « Crâne de lune ». C’est un métis né d’une femme blanche violée par un comanche. Il hait les indiens, il hait les blancs et il hait Dieu. C’est le meilleur ranger que j’ai connu. Ma liberté n’a aucune importance. Quand il sera ici avec les autres, il tuera Dorothy puis me reprochera de ne pas l’avoir fait plus tôt. Et il aura raison de le faire, mon devoir était de vous ramener vous et vous seule. Elle devrait être morte au pied d’un arbre seulement voilà, il se trouve que j’aime les indiens, que j’aime les blancs, et que j’aime Dieu. Que voulez-vous cette satanée guerre ne m’a pas encore transformé en bête ! »

Il partit encore dans un fou rire sinistre.

« Mais nous pouvons partir. Promettez-moi que vous ne vous enfuirez pas et venez avec moi mettre un terme à tout ça. Cette pourriture aux bras noirs ne s’attend pas à ça ! Un vieux débris et deux fillettes à moitié mortes de faim ! Ha ha ha ! Il ne va pas la voir venir celle-là ! »

La jeune fille reprit cependant rapidement le contrôle, et elle essaya le bracelet comme le lui avait montré l’homme, et tendit le bras vers le couteau, l’autre bras enroulé dans la couverture pour se protéger au cas où. Force lui était de constater que le système marchait à merveille. Cependant, il fallait être attentif lors du retour du couteau, la chanteuse ne doutait pas qu’un moment d’inattention pouvait coûter un doigt. L’arme était aussi agressive à l’aller qu’au retour ! Même si dans le second cas, il était plus aisé de la rattraper.

Suzie n’en avait cependant pas fini avec le vieil homme. Elle l’avait patiemment écouté, mais n’en avait pas appris plus, sauf que de nouveaux ennemis se rajoutaient aux anciens. Cela ne lui faisait plus ni chaud ni froid. Le monde entier semblait en vouloir à la pauvre chanteuse de Tallahassee. Mais sa peau et ses nerfs s’étaient endurcis. Elle avait accueilli la nouvelle froidement.

“Alors comment les avez-vous prévenus, vos amis ? Et pourquoi, puisque à présent vous voulez que nous nous enfuyions tous les trois ? Et cela m’amène à la question la plus importante… Votre chef, que compte-t-il faire de moi une fois qu’il m’aura ? Et vous, si nous partons tous les trois mettre fin à tout cela, comme vous dites, qu’entendez-vous par là ? Allez défier Bras noirs chez lui ? Ou fuir jusqu’à ce que je devienne folle ?”

Suzie se surprit à trembler. Pas de peur, mais nerveusement. Depuis le début la curiosité de savoir ce que lui voulait le chaman la taraudait. Elle n’avait fui que parce que sa vie était clairement en péril. Mais elle ne pouvait pas dire à présent, surtout armée comme elle l’était, qu’elle était contre cette idée d’enfin affronter la vérité et en finir une bonne fois pour toutes.

Le vieil homme semblait de plus en plus las. Les cernes sous ses yeux humides semblaient peser des tonnes.
“Il y a une machine qui nous permet de communiquer dans la cave, je les ai contactés dès que j’ai eu fini de vous soigner et de vous installer ici. C’est la procédure. Le colonel Thomson ne rigole, il n’est pas là pour ça. Je pense que quand il sera ici, il tuera la p’tite et vous traînera dans un coin pour que vous serviez d’appât.

Je pense que c’est une erreur. Le chaman verra ça, cette réaction n’est pas surprenante. Je lui ai déjà parlé de l’importance de l’inattendu face à un voyant mais “crane de lune” n’est pas non plus de genre à écouter. Il est du genre à réussir les missions qu’on lui confie. Coûte que coûte.
Je pense que partir nous trois et absurde, que nous n’avons aucun espoir et que c’est du suicide. Voilà pourquoi nous avons une chance. Parce que c’est impensable, parce que c’est impossible.
Quant à fuir jusqu’à ce que vous deveniez folle ce ne sera pas nécessaire… Si ce que nous trouverons là-bas ne nous tue pas, je suis prêt à parier que cela aura raison de notre esprit à tous!”
Il rit encore mais cette fois-ci, ce fut plus la plainte d’un dément que le rire moqueur de celui qui nargue son ennemi.

Les visages s’as sombrirent et ni Suzie ni sa compagne ne souhaitèrent prolonger la conversation.

Le soir tombé, une fois correctement pansée, Suzie s’adressa à Dotty au moment du repas.
“Je crois que nous allons devoir rester éveillées l’une après l’autre. C’est plus prudent. Je ne veux plus me réveiller prisonnière de qui que ce soit. Je vais mieux maintenant. Je vais commencer, d’accord ?”

Elle caressa la joue de la prostituée avec un faible sourire, et alla se caler dans un coin de la cabane, le fusil sur les genoux, mais elle se surprit à nouveau au bord des larmes. Aussi, pour ne pas se montrer faible devant leur captif, alla-t-elle dehors faire son premier tour de garde, utilisant le fusil pour tromper le sommeil. L’arme mesurait presque deux mètres. Inutile donc de penser l’utiliser dans une fusillade. Du moins pas dans celles qu’elle avait connues.

Suzie ne pouvait réellement croire aux paroles du vieux fou. Il voulait tout bonnement se jeter dans la gueule du loup ! Il pensait avoir échoué, voilà tout, et voulait entraîner les deux jeunes filles dans sa folie irrémédiable. Suzie secoua la tête et alla s’aérer pour se changer les idées. Tout ce qu’elle voulait, elle, c’était une bonne nuit de sommeil, de repos, ou du moins une demi-nuit. Elle voulait que Dotty s’en sorte, surtout, voir son visage frais et non plus tiraillé par le harassement.
Dehors au clair de lune, Suzie vit défiler devant ses yeux tout ce qui s’était passé depuis qu’elle s’était réveillée le cul dans la neige il y avait… combien de temps déjà ? Elle en avait même perdu le décompte des jours ! Des péripéties, la peur, la mort, mais des rencontres formidables surtout, comme M. Patterson et Dorothy…

Pour se changer les idées, voyant que le spleen la gagnait, elle reporta son attention sur le fusil du vieux. Cela l’occuperait un bon moment.

Elle s’installa alors à plat ventre, posant le fusil à terre, entre deux rochers. L’arme, déjà légère, ne pesait maintenant plus rien et elle put la charger et la caler contre son épaule avec une grande facilité. L’acier était d’un noir inquiétant pourtant, Suzie prit plaisir à s’imaginer traquer ceux qui la pourchassaient.

Elle regarda dans le viseur et fut stupéfaite de la portée de la lunette. Elle pouvait sûrement atteindre une cible à plusieurs centaines de mètre avec cet engin. Elle visa un lapin, un groupe d’indiens, un aigle. Tout cela lui parut facile et grisant. Quel pouvoir elle avait entre ses mains !

Elle allait réveiller Dorothy quand elle vit approcher un groupe dans le soleil couchant. Ils étaient quatre, et à en croire les traits de l’homme à leur tête, il devait avoir du sang indien dans les veines…

Lorsqu’elle repéra la bande de quatre dans son viseur, Suzie comprit qu’ils ne la laisseraient jamais. Que ce soient des indiens ou des blancs, et ce terrifiant “crâne de lune” ou elle ne savait qui, jamais on ne la laisserait en paix.

Soudain, Suzie comprit. Le groupe était encore loin. Il fallait impérativement les maintenir hors de portée.
La jeune fille recula un peu et alla réveiller les occupants de la bicoque d’un ou deux coups de pieds.

“Debout. Nous sommes repérés… Impossible de savoir si ce sont des indiens ou vos “amis”, lança-t-elle à l’encontre du vieil homme d’un ton calme. Mais nous devons partir avant qu’ils ne nous tombent dessus.”

Le ton de Suzie était nécessairement dur. Cela lui faisait mal de briser la nuit de repos de Dorothy, mais on lui avait promis la mort, alors ce n’était qu’un moindre mal au final.

“Dotty, libère-le. M ais tiens-le toujours en joue. Monsieur Norris, si vous vous tenez bien, je vous ferai confiance pour votre plan. Prenez les chevaux et chargez-les hors de vue. Puis commencez à descendre par derrière. Je vous couvrirai et vous rejoindrai dès que vous serez prêts. Prenez le maximum de choses, mais inutile de trop nous encombrer. Et ne faites pas l’idiot, Dotty sait très bien manier le tomahawk…”

Une fois ses ordres distribués, Suzie retourna se caler entre ses rochers, espérant n’avoir pas perdu trop de temps. Elle regarda dans le viseur si les hommes s’étaient rapprochés à portée de fusil. Elle n’hésiterait pas à tirer pour les forcer à se mettre à couvert s’ils venaient à repérer leur manège à tous les trois.

Norris était libre. Enfin. Il se frotta vigoureusement les poignets comme si c’était la chose la plus délicieuse au monde. Néanmoins, pour qu’il n’oublie pas la réalité de sa situation, Dorothy lui colla violemment le long canon de son revolver dans une narine.

Sous la menace de l’arme, le vieux ranger souleva le fond du foyer et en tira un sac visiblement préparé pour des situations de ce genre.

“Il y a un revolver dans mon sac, prenez le si vous préférez mais sachez que je ne suis pas maladroit avec et que là où nous allons, on se prive pas d’un flingue.

– Pour l’instant, vous allez vous contenter de tenir la bride du cheval. Si nous échappons à vos collègues, lorsque nous serons face au chaman, nous en reparlerons. C’est à vous de gagner notre confiance,” dit Suzie d’un ton sec. Elle ne voulait pas lui laisser trop de liberté, du moins tant que les autres étaient dans les parages.

Norris sortit ensuite, suivi par Dorothy et enfourcha son cheval avant que sa gardienne ne monte derrière. L’animal, visiblement heureux du calme qui lui était offert depuis quelques jours, émit un râle de protestation.

La jeune prostitué frotta alors son visage taché de sang séché pour en chasser les dernières traces de sommeil et signala au cavalier qu’elle était prête à partir. La jument se mit alors à avancer au pas le long d’un sentier escarpé et terriblement raide qui allait les mener dans la vallée.

“Quand nous serons arrivé en bas, je tirerai un coup de feu en l’air. Ils penseront que le tir vient de vous et ne feront pas la différence. “

“Vous n’en ferez rien. Je veux qu’ils grimpent jusqu’en haut avant de s’apercevoir que nous sommes partis, si c’est possible.”

Ils allaient quitter la vue de Suzie quand l’ermite ajouta:

“J’aimerais que vous évitiez de les blesser, je ne suis pas d’accord avec eux mais ils restent mes équipiers…. S’il s’agit d’eux bien sûr… Souffla-t-il dans un sourire entendu. “

Suzie attendit un peu de bien discerner les hommes. Suzie ajusta la lunette et se mit en position. Dans le viseur, elle vit nettement le groupe qui approchait. Ils étaient bien quatre, avançant au pas sur des chevaux fourbus. Etaient-ils du genre Texas ranger ou sauvages comme les autres ? Elle n’avait pas l’intention de tirer si elle pouvait l’éviter. A vrai dire, elle tenta de savoir s’ils montaient avec leurs chevaux ou s’ils les avaient laissés en bas. Si c’était le cas, le mieux serait de les laisser monter et de faire fuir les chevaux une fois qu’eux-mêmes seraient descendus. Et s’il fallait neutraliser un homme de faction pour cela, elle n’hésiterait pas. Suzie n’hésiterait plus à faire grand chose à présent.

Ce n’était pas des indiens, elle en était certaine. Elle centra son regard sur l’homme de tête, voulant lire les traits de son visage. Alors que l’homme retirait son chapeau pour essuyer la sueur qui inondait son front, Suzie vit avec effrois son crâne mutilé. Là où aurait dû se trouver les cheveux, Suzie aperçut sans difficulté une fine membrane de peau rosâtre et croûtée recouvrant à peine la boîte crânienne du sinistre individu. “Crâne de lune” bien sûr ! Quelle horreur ! Cet homme avait été scalpé et avait survécu au tortures des indiens!

Une fois qu’elle eut fait le plein d’informations, Suzie décida d’emboîter le pas à ses compères. Elle ne voulait pas leur laisser trop d’avance, à la fois par crainte d’abandonner Dotty – elle n’avait encore rien décidé au sujet du vieux – et aussi parce qu’elle ne voulait plus rester seule.

Dorothy et Norris devaient déjà être en bas et le groupe se rapprochait dangereusement. Comment savoir s’ils allaient monter avec leurs chevaux? Suzie ne le saurait que lorsqu’ils auraient attaqué l’ascension du sentier. Et à ce moment-là, elle ne pourrait plus descendre sans se trouver face à face avec eux !

Quelle que fut sa décision, la chanteuse de Floride allait devoir la prendre rapidement si elle voulait un jour revoir les vagues de l’Atlantique…

Le soleil tombait rapidement ce soir-là et Suzie s’en réjouit. L’obscurité masquerait leur fuite et le vent qui casserait bientôt le sol rocailleux finirait d’effacer leur piste.

Ayant vu ce qu’elle voulait découvrir, elle démonta rapidement le fusil pour le rendre transportable et monta avec souplesse sur le cheval bariolé. Le sentier était raide à en avoir mal au cœur et Suzie remercia le ciel à plusieurs reprises d’avoir une monture dont les pas étaient lestes et sûrs. Le cheval indien continuait de la supporter, et elle ne s’en plaignit guère. Peut-être appréciait-il sa douceur – ou sa légèreté. Armée jusqu’aux dents, chevauchant seule et prenant enfin des décisions, Suzie eut une bouffée de fierté. Qu’aurait dit M. Patterson s’il l’avait croisée à présent ? Mais M. Patterson était vraisemblablement mort, lui et tous les autres. Si ce n’était dans ce fort, une balle ou une autre aurait bien fini par l’avoir, lui qui ne se dérobait jamais devant le danger, et qui allait jusqu’à le provoquer !

Elle ne mit cependant pas bien longtemps à atteindre la plaine où l’attendait encore Dorothy et le vieux Norris.

“Vous en avez mis du temps !” bougonna le ranger pour cacher son soulagement derrière un air maladroitement bourru.

Dorothy avait la tête haute et le revolver à la main. De toute évidence, elle aussi n’avait plus peur d’en découdre. Elle enfonça vigoureusement le canon de son arme dans les côtes de Norris pour lui stipuler qu’il était temps d’avancer et le groupe se mis en marche.

Derrière eux, en lorgnant par-dessus son épaule, Suzie vit les Rangers menés par Thompson “crâne de lune” gravir le sentier sur le dos de leurs montures. Ils ne pouvaient pas se douter que le petit groupe de fuyards venait de quitter les lieux sous leurs nez.

Suzie fit rapidement le point de ce qui l’entourait. La nuit était bien là, le vent hurlait sa lamentation entre les collines et il n’y avait que les bruits de la nature pour ponctuer sa plainte. Les rangers devraient atteindre le sommet, fouiller la cabane et redescendre avant de se mettre à les poursuivre si toutefois ils choisissaient de le faire et savaient quelle direction prendre.

Le petit groupe a vait une marge de sécurité assez confortable pour le moment. Après plusieurs minutes d’un voyage silencieux dont le rythmes soutenu du claquement des sabots égrainait les secondes, Norris fit sursauter les jeunes femmes qui l’accompagnaient en soufflant dans un rire gras:

“Bon! Ben il nous r’este p’us qu’à fouiller la moitié américaine de l’Oklahoma ! Arg !”

Si c’était une plaisanterie, elle n’était pas du goût de Suzie. Et à en voir la mine de Dorothy, la gâchette était à une once d’être engagée.

“Qu’est-ce que vous dites ? Vous ne savez même pas où nous allons ? Vous vous moquez de nous ? Je croyais que vous saviez comment nous mener à Bras Noirs !”

Puis, une fois sa contenance reprise, elle ajouta calmement, après avoir lancé un regard à Dotty.
“Nous allons avancer encore. Sinon, nous allons perdre toute notre avance. Est-ce qu’il y a une ville dans le coin ?”

Suzie repensa alors à son visage, aux marques qui la défiguraient sans doute.
“Oubliez-ça, mais nous devons trouver un abri, ou faire en sorte que nos poursuivants ne sachent pas dans quelle direction nous nous rendons…”

Elle descendit à terre, le visage grave, et se surprit elle-même en trouvant assez rapidement une piste. Encore une chose dont elle ne se serait pas crue capable quelques jours auparavant. Ainsi accroupir, la main au sol, on aurait presque pu la prendre pour une indienne. Finalement, bien qu’elle ne fût absolument pas sûre de sa découverte, elle décida d’aller de l’avant. Quel autre choix avait-elle. Elle remonta à cheval et indiqua une direction à ses compagnons.

“HA ! HA! HA! Décidément, vous êtes pleine de surprise jeune fille !”

Norris n’avait pu retenir son étonnement lorsque Suzie découvrit une piste presque invisible sous les pas de leurs chevaux.

La chanteuse n’avait pas desserré les dents depuis que le vieux fou avait avoué qu’il ne savait pas exactement où se trouvait bras noirs. Il avait bien sûr argumenté, disant que personne ne savait où se trouvait cet endroit dont le chemin maudit n’était indiqué que par des statues couvertes de mousse. Il avait tenté de la rassurer en ajoutant qu’il connaissait vaguement la direction, depuis le temps qu’il observait les va et vient des indiens du haut de son perchoir!

Pourtant, les deux femmes ne lui pardonnaient pas encore son manque d’efficacité.

Le groupe suivit donc la piste au trot jusqu’à arriver à une minuscule bourgade composée d’une douzaine de maison. Le soleil se levait lorsque les trois cavaliers pénétrèrent dans la commune.

C’était un village de paysans à l’air lugubre. L’austérité des lieux allait de pair avec la noirceurs des regards des habitants. Population laborieuse, une dizaine de personnes étaient déjà dans les jardins et les champs épars alors que la journée commençait à peine.

Un frisson parcourut l’échine de Suzie en pénétrant dans ce village lugubre. Sa vie ne serait-elle à présent pavée que de lieux maudits et de rencontres inamicales ? Non, cela n’était pas tout à fait vrai, il y avait eu Patterson et surtout Dorothy… Mais pour le reste, Suzie avait l’impression qu’aucun repos ne devait lui être accordé par le Seigneur. Etait-ce une épreuve, comme le chemin de croix de Jesus-Christ ?

En voyant les mines noires des paysans déjà aux champs, Suzie fut rassurée sur un point au moins : elle pourrait presque passe r inaperçue ici malgré les marques maudites sur son corps entier.

“M’étonnerait qu’on trouve un coup à boire dans ce coin !” lança Norris un peu trop fort.

“Je n’ai jamais vu un patelin aussi calme ni aussi bizarrement construit” compéta Dorothy trois tons plus bas en indiquant du doigt l’autre extrémité du village à Suzie.

Les yeux de la chanteuse se portèrent alors sur une grande maison tout au bout de la commune, posée sur une minuscule colline. Le village devait être bien plus grand jadis car, entre le début du village et cette demeure étrange, il restait des dizaines et des dizaines de fondations, indiquant autant de maisons qui avaient dû être rasées.

En voyant les fondations à nu, Suzie laissa échapper un “il a dû se passer quelque chose ici…” très anodin. A vrai dire, son attention était déjà toute tournée vers la bâtisse sur la colline. Une église peut-être ? Ils ne perdraient rien à aller voir.

“M. Norris, tenez-vous tranquille, voulez-vous ? Vous ne gagnerez rien à nous jouer un tour pendard ici, compris ?”

Suzie avait rechargé le colt, et elle toucha la crosse pour se rassurer avant de presser le pas vers la colline.

Au pas, Suzie et Norris firent avancer leurs montures vers l’étrange demeure. Sur leur passage, les paysans relevaient la tête pour les regarder passer, s’essuyant le front d’un geste las tout en clignant des yeux comme si cela allait changer ce qui se passait sous leurs yeux.

Un jeune homme leva la main et s’apprêta à héler les étrangers quand son père, posant une main ferme sur son épaule, interrompit sa tentative.

Dorothy, qui était restée en arrière pour trouver un endroit où dormir, siffla pour indiquer à ses compagnons que le pasteur du village était sorti de son église et les scrutait intensément, le regard sévère et la bible sur le cœur.

Suzie avait commencé par jeter un œil en arrière en voyant que Dorothy ne la suivait pas. Elle se dit en son for intérieur qu’elle aurait mieux fait de la rejoindre au plus vite. Mais il y avait toujours cette petite voix diabolique dans son crâne qui la poussait à aller de l’avant, à risquer sa vie et celle des autres pour rien. Et Suzie ne pouvait s’empêcher d’écouter cette petite voix. Elle était tellement sotte ! Mais cette fois-ci, elle fut confortée dans son choix par le ranger qui venait avec elle sans aucun avertissement pompeux comme l’aurait sans doute fait M. Patterson.

Suzie fit donc un signe de la main à sa compagne, lui promettant de revenir aussi vite, et lui envoya un baiser de la paume de la main avec un sourire faussement assuré.

Quand ils atteignirent le portique délimitant la propriété autour de l’étrange maison, Norris et Suzie étaient observés en silence par tout le village. Ils échangèrent un regard inquiet où le mêlaient le doute et l’étonnement et Norris fanfaronna.

“Paysans stupides et bornés ! Ils ont peur de leur ombre !”

Il mit alors pied à terre et ouvrit le portillon. Suzie, qui suivait son camarade, entendit dans le vent la voix du révérend Trent. Il lui parlait d’une voix nette et agréable mais elle avait du mal à comprendre le sens de ses paroles.

Une fois dans le jardin défraîchi de la vieille bâtisse, ce fut le rire du drôle de rouquin qui les avait accompagnés jusqu’au monastère maudit qu’elle entendit. Elle le revit frapper à mort par cette flèche, dans le relais à chevaux.

Dorothy avait immédiatement manifesté son manque d’intér êt pour la maison, prétextant qu’après une nuit de cheval, ils n’avaient qu’à dormir sans chercher à se créer de nouveaux problèmes. Norris et Suzie, eux, n’avaient pas compris sa réaction et s’étaient immédiatement mis en route. Cependant la chanteuse commençait à penser que sa jeune amie avait peut être fait preuve de sagesse….

La tirant de ses pensées, Norris lui fit signe de le rejoindre pour contempler quelque chose par la fenêtre. Le vieil homme était blême mais tentait quand même de rester digne.

Nettoyant la poussière des carreaux de la manche de sa chemise, Suzie se fit un paravent de ses mains pour y voir plus clair. Dans la maison visiblement abandonnée, tout n’était que poussière et toiles d’araignées. Cependant, ce n’est pas ce qui inquiéta le plus la jeune femme. Immobile derrière son carreau, elle regardait flotter en l’air toutes sortes d’objets. Inertes et comme privés de gravité, une louche, des assiettes, un livre, une cafetière, un bougeoir, des pièces de monnaie… planaient sans bouger au milieu de la pièce.

Au fond de la vaste salle à manger, Erdmann, sur un rocking-chair, lisait paisiblement une feuille de chou. Le jeune soldat était impeccablement dans son uniforme de cérémonie, sa moustache parfaitement taillée et ses beaux cheveux bruns coiffés en arrière.

Lorsqu’elle entendit la voix du révérend Trent, elle n’y prêta pas attention. Il est vrai que le pasteur du village arborait la même mine sinistre et réprobatrice. L’un lui rappelait probablement l’autre. Et puis tous les hommes d’église se ressemblaient, n’étaient-ils pas ?

Lorsque ce fut le rouquin qui ricana dans son esprit, Suzie fronça les sourcils. Il fallait vraiment s’en rappeler, de celui-là, un mort anonyme comme les autres, comme les dizaines d’autres qu’elle avait vus.
Lorsqu’enfin Suzie vit Erdmann par la fenêtre… eh bien sa mâchoire se décrocha presque. Son cœur manqua bondir hors de sa poitrine à la vision de la scène surréaliste, et elle ne put retenir un petit cri de surprise mêlé d’effroi au moment où le livre vint se coller à la vitre, livrant ses sigles impies qu’elle ne mit qu’un instant à reconnaître…

La peur la saisit alors, serrant sa gorge et sa poitrine. Ses yeux allaient frénétiquement d’un des objets volants à l’autre, observant le lent mouvement qui les animait soudain. Glacée d’effroi, elle fit un pas en arrière, puis un autre encore avant de se figer lorsque le livre ouvert vint se coller à la vitre, révélant ses pages couvertes des inscriptions que la chanteuse ne connaissait que trop bien….

“Oh mon Dieu… laissa-t-elle échapper en regardant soudain Norris. Vous avez vu ça ? Il ne me laissera jamais tranquille ?”

Erdmann l’avait-il vue ? La reconnaîtrait-il si elle s’aventurait dans la bâtisse ? N’était-ce tout simplement pas un tour de magie ? La jeune fille eut envie de pleurer. C’était bien une malédiction, qui ne se décollerait jamais de sa peau. Mourir restait sans doute la seule chose à faire pour ne plus avoir à subir tout ça.

“Redescendons, vous voulez ? Je… je ne veux pas rester ici… Le pasteur doit savoir ce qui se passe ici… Et Dotty…”

Une seconde plus tard, Suzie avait la main sur la poignée de la porte et lançait un timide :
“M. Erdmann ? C’est bien vous ? Nous vous croyions mort !”

Norris avait lui aussi surmonté le choc de ces visions maléfiques. La main toujours tremblante, il suivait Suzie à l’intérieur de l’étrange demeure. Erdmann était toujours sur son rocking-chair, ne prêtant aucune attention aux visiteurs qui venaient de pénétrer dans son repère.

Les objets flottants ne bougeaient plus et, lorsque le ranger toucha un bocal volant du bout de son arme, celui-ci  se déplaça simplement avec légèr eté vers une nouvelle place, quelque part, entre la table et le plafond.

L’intérieur de la maison était sale et obscur, comme abandonné depuis des lustres. Il y régnait un froid intense, bien plus mordant que celui du matin glacial qu’ils avaient rencontré sur la route.

“Suzie très chère ! Quel bonheur de vous revoir, quel émerveillement !”

Erdmann, dans son costume d’apparat immaculé s’était levé comme un diable de sa chaise. Il semblait découvrir soudainement la présence des deux aventuriers.

“Venez ma chère, tout le monde est là, nous vous attendons depuis si longtemps. Surtout Burns, il brûle de vous faire des excuses.”

Suzie laissa échapper un petit cri en sursautant. Le soldat Burns venait de se matérialiser à ses côtés, à moins d’un mètre, la casquette froissée entre ses mains. Derrière ses énormes moustaches blondes couvertes de morve gelée, il avait la mine déconfite et les yeux implorants. Son crane défoncé portait encore les traces des coups de crosse qui avaient mis fin à sa vie.

Puis, tour à tour, apparurent ces deux chinois morts au fond de la crevasse, les convoyeurs égorgés de la “flottille de l’est”, le père Joshua, répétant inlassablement “le cauchemar, le cauchemar”, Joe Waimgro et le révérend Trent, se lançant des regards haineux, et enfin cet agent inconnu, un trou bien net en plein front, à qui Suzie avait volé la machine à effacer les souvenirs.

Suzie ressentait un peu la même impression que sur la colline du chaman, lorsque sa folle équipée avait débuté, mais en pire. Un côté malsain, froid comme la mort, terrible comme l’enfer. Elle était restée pétrifiée lorsqu’Erdmann avait pris la parole. A la mine de Norris, ce n’était pas juste dans sa tête. C’était vrai, et terrifiant à vrai dire. Au fur et à mesure que les fantômes apparaissaient, Suzie se sentait un peu plus incapable de bouger et de fuir, ce que son bon sens lui criait depuis un bon moment déjà. C’était donc là tous les morts qu’elle avait croisés… ou tués ! Elle eut de la peine pour ce prêtre un peu cinglé qu’était le révérend Trent, mais beaucoup moins pour Burns qui portait sa morve en moustache. Et surtout, elle ne vit nulle part M. Patterson. Cela voulait-il dire qu’il était encore en vie ?

Lors Norris s’adressa à l’homme que Suzie jugeait responsable de tous ses maux :

“Agent Douglas ? Vous êtes bien loin de vos territoires nordistes !

– Il faut bien que quelqu’un fasse le travail que vous êtes incapable d’effectuer, ranger Norris.

– Où est le reste de votre équipe de bras cassés ?

– Par une subtile ironie, ils sont à la poursuite de cette demoiselle. Je serais moi-même en train de la pourchasser si elle ne m’avait pas abattu après nous avoir supplicié les oreilles de sa voix de crécelle. Savez-vous qu’avant de mourir, le colonel Wilbanks a donné son nom au fort 13 ! Fort Suzie ! Quelle blague ! Dieu merci les confédérés l’ont brûlé dans la foulée.

– Dieu merci en effet ! Voilà encore une fois la preuve que vous ne nous vaincrez jamais ! »

La pièce se remplissait peu à peu d’autres silhouettes. Les occupants du train ravagé par la bête, les moines et les indiens fusillés par le sergent -chef Whitton… Toutes se rapprochaient imperceptiblement des deux intrus.

Une bouffée d’espoir la tira de ses atermoiements, et Suzie reprit enfin vie. La jeune fille hurla et crut perdre la raison lorsque Norris entama une causette avec l’homme en noir qu’elle avait tué au Fort yankee. Elle se mit à courir, espérant sauver le peu de raison qu’il lui restait.
Arrivée à la porte de la demeure hantée, elle buta contre un homme et tomba à la renverse.

Et c’est hébétée qu’elle vit ce qu’elle identifia comme un prêtre entrer à son tour, et elle le suivit du regard chasser les démons et les fantômes. Pour le coup, cet homme de Dieu en était vraiment un !

“Sortez de la pauvres fous ! C’est la demeure du Diable !”

Le révérend au teint de cire se tenait là, la bible dans une main et une torche dans l’autre. Derrière lui, une demi-douzaine de villageois semblaient le pousser et l’encourager en silence. Ceux-là se tenaient à une distance beaucoup plus respectable du pavillon.

D’autres personnes translucides apparurent alors. elles étaient inconnues de Suzie et de Norris mais le regard fou du révérend semblait indiquer que lui les connaissaient.

Ecumant de rage, l’homme se précipita à l’intérieur de la maison, passant sans ralentir au travers des apparitions qui se trouvaient sur son passage. Il sembla souffrir de ce contact et ses vêtements se mirent à fumer d’une façon assez peu naturelle.

En quelques enjambées, il atteignit l’intérieur de la bâtisse. Aussitôt, sa torche s’éteignit sans dégager la moindre fumée, froide comme si elle n’avait jamais été allumée. Alors le vieil homme hurla :

“Tu ne me fais pas peur Sarah O’Malley ! TU NE ME FAIS PAS PEUR !”

Alors toutes les silhouettes disparurent et les objets flottants allèrent s’écraser sur le sol.

Lorsque l’endroit redevint calme et paisible et vide de toute apparition, Suzie laissa échapper un “Oh mon Dieu !” bienvenu.

Un long silence passa. Suzie en profita pour dévisager son sauveur. Son visage n’était pas très engageant, et l’idée passa un instant dans sa tête que c’était son teint qui avait effrayé les fantômes. Mais ce trait d’humour disparut aussi rapidement qu’il s’était formé, et la jeune fille se releva fébrilement.
“Merci, oh merci mon révérend (elle espérait ne pas se tromper de religion, elle qui n’y connaissait rien de plus que les élucubrations de Trent) ! J’ai bien cru que ces fantômes allaient me faire mourir de peur. Mais… Qu’est-ce qui se passe ici ?”

Elle espérait que son apparence ne le mettrait pas sur la défensive, et joua sur l’aspect jeune fille effrayée pour l’amadouer.

***

Les adultes avaient éludé les questions de Suzie. Visiblement, ils n’étaient pas satisfaits de sa présence et de celle de ses compagnons.

Andrew par contre sembla apprécier la compagnie d’étrangers. Sûrement était-ce pour lui la seule façon de rompre avec la monotonie des travaux des champs…  Aussi, il répondit avec un véritable enthousiasme à toutes les questions de Suzie.

« Les indiens sont très actifs en ce moment, ils font le tour de la région et s’arrêtent dans tous les villages. Souvent, ils sont menés par de grands guerriers silencieux qui ont le haut du visage peint en noir. Sur la poitrine, ils ont des symboles semblables à ceux que vous portez sur le visage. Sauf qu’ils sont plus gros et qu’ils brillent comme de la braise !

D’autres fois c’est l’indien aux bras noirs qui vient. Il est venu chez nous deux fois, il y a quelques jours déjà. Il n’a parlé qu’à Sarah et ensuite il est reparti.

Je sais qu’ils font le tour des villages parce qu’à la fête du mouton, la semaine dernière, mon copain Will, il m’a aussi parlé des indiens et de celui qui a les bras noirs. Will, il dit qu’ils sont venus dans son village aussi.»

Andrew entra dans une bicoque sans charme tout en continuant ses explications. A l’intérieur, on y voyait comme dans un four malgré le soleil de fin d’après-midi. Andrew commanda de la bière pour tout le monde et continua son récit.

« Sarah, elle était un peu bizarre. Elle faisait apparaître des objets ou elle les faisait flotter en l’air, ce genre de chose. Nous autres ont trouvait ça marrant mais le révérend, lui, il disait qu’il faut se méfier des choses qui sont pas naturelles »

« M’est avis que votre pasteur a pas tout à fait tort, ce que j’ai vu là-haut me donne envie d’aller mettre le feu à cette baraque du Diable ! » dit Norris.

Le garçon sourit en coin avec l’air malicieux de celui qui a un secret à révéler.

« On a déjà essayé, mais cette baraque ne brûle pas. Elle tue le feu aussi bien que de l’eau… Sarah a toujours vécu dans cette maison. Elle était à ses parents et à ses grands-parents avant eux… Certains disent qu’elle y est encore et qu’elle veut pas que ça maison brûle…

Après le passage de l’indien aux bras noirs, Sarah s’est mise à remplir des livres et des livres. Et elle s’est mise à faire des choses… Vraiment étranges. La nuit on l’entendait chanter et danser dehors, ceux qui l’ont vue affirment qu’elle était nue dans la neige. Elle a fait ça toutes les nuits. Le jour elle écrivait, la nuit elle dansait. Et puis les malheurs sont arrivés…

D’abord il a plu. Pendant trois jours et à verse. Toutes les récoltes sont mortes, elles ont pourri puis gelé sur pied alors qu’on croyait le printemps arrivé. Ensuite les bêtes sont mortes à leur tour, la même nuit et sans raison. Puis les gens sont tombés malades. Certains en sont même morts.

Alors le pasteur a rassemblé les villageois qui ne s’étaient pas enfuis et ils sont allés chercher Sarah. Ils l’ont battue avec un fouet puis ils l’ont attachée sur un bûché et l’ont brûlée vive.

Ça a été terrible. Le pasteur, il était chasseur de sorcières avant, alors il en connaît un rayon ! Il a dit que c’était la seule chose à faire… »

Le gamin finit sa bière d’une traite et Norris fit signe à la grosse serveuse de ramener de quoi l’abreuver encore.

« Seulement ça n’a rien changé. Le lendemain, plusieurs maisons du voisinage de la villa de Sarah avaient bougé de place. Comme si un géant les avait mises l’une à la place de l’autre, pour faire une blague en quelque sorte… Sauf qu’il n’y avait aucune trace, comme si les maisons avaient toujours occupé cette place.

Le révérend Oswald a ordonné qu’on les détruise et qu’on les brûle. Et c’est ce qu’on a fait. Mais là non plus, ça n’a rien changé et les cauchemars sont arrivés. Des cauchemars horribles. Tout le monde en fait et on entend même des voisins hurler dans leur somme il. On n’ose plus dormir. Certains qui ont préféré aller se promener la nuit pour oublier leurs visions ont affirmé avoir vu leurs cauchemars se balader dans les rues du village. Alors même qu’ils étaient réveillés ! »

Norris lui servit une troisième bière.

« Alors le pasteur a organisé une marche sur la maison de Sarah et il est rentré dedans avec Arthur et Mad Jim. Seul le pasteur est revenu et il a raconté que les deux fermiers étaient morts brûlés par un souffle démoniaque. Il a dit aussi que dans la cave se trouvaient les corps de plusieurs de nos compagnons qui avaient quitté le village dès les débuts des calamités.

Depuis, d’autres sont allés dans la maison pour essayer d’y mettre le feu mais personne n’en est revenu. Mais je devrais pas vous dire toutes ces choses, mon père il dit que je dois me taire et surtout pas parler de ça.»

Andrew avait maintenant la tête posée sur ses bras et continuait son discours dans un murmure.

« Je l’aimais bien Sarah, elle était jolie. Elle m’apportait souvent du gâteau quand je revenais des champs et le soir, parfois, elle essayait de m’apprendre un peu à lire. Elle était gentille. Des fois je m’approche de chez elle en espérant la voir arriver avec un gros gâteau fumant. Mais quand je m’approche trop près, ma mère vient. Elle a le regard sévère alors je rentre à la maison couper du bois. Maman n’aime pas qu’on lambine, elle dit que je n’ai pas le temps d’apprendre à lire, que ça ne sert à rien que rrrrrrrrrrrrr… »

Le garçon ronflait comme le tambour d’une machine infernale. Norris avait le regard dur, il réfléchissait. En discussion avec lui-même depuis un moment déjà et il n’avait pas remarqué le hoquet et les joues roses de Dorothy. Visiblement, la jeune fille n’allait pas tarder à dormir aussi.

La grosse serveuse s’approcha alors de la tablée.

« Je suis Anna et, si j’ai bien compris je dois vous trouver une chambre pour la nuit. J’ai un lit pour tout le monde mais une seule chambre, il va falloir s’en contenter, ici c’est pas vraiment Philadelphie ! »

Norris lui tendit une pièce en or dans laquelle la grosse dame mordit à pleine dents. Visiblement satisfaite de son analyse, elle tourna les talons et retourna derrière son comptoir.

Dans la chambre, Norris semblait ne pas trouver le sommeil. Il lança un “vous dormez miss?” dont il connaissait déjà la réponse et sourit quand les deux jeunes filles lui répondirent “non” à l’unisson…

Suzie rêvait de pouvoir enfin dormir auprès de sa compagne. Leur relation pouvait paraître bizarre, y compris à la jeune chanteuse à qui jamais cela ne serait venu à l’idée auparavant, mais la vie était ainsi faite. Jusqu’ici, tout avait été question de moments fugaces. Tant qu’elles n’étaient pas sorties d’affaire, elle n’aurait pas le temps de profiter convenablement de Dotty. Mais peut-être que leur rapprochement n’était que du fait de leur situation périlleuse justement. Suzie avait peur qu’une fois cette histoire finie, sa compagne reprendrait ses esprits et se rendrait compte qu’elle regrettait sa vie de citadine loin d’elle et près des hommes. Toutes ces pensées lui traversaient l’esprit et ajoutaient à la confusion lorsque le ranger se manifesta.

Le ranger se gratta la gorge.

“Ce damné chaman nous fait tourner en bourrique ! Mais comme notre association et notre voyage sont hautement improbables, il est possible qu’il ne nous ait pas encore vus dans ses songes maudits…

Nous allons le trouver, ce n’est qu’une question de temps et nous avons plusieurs possibilités qui ne sont pas sans risque j’en suis conscient. Le pasteur a dit avoir jeté les os de Sarah. Or les fantômes sont attachés à leurs restes et si nous les trouvons nous pourrons contrôler Sarah et même la vaincre si elle essaie de nous nuire. Après tout, elle sait peut-être où se trouve ce chacal ou du moins pourra-t-elle nous en apprendre…

“Contrôler un fantôme ? Le vaincre ? Vous rendez-vous compte à qui vous parlez, M. Norris ? Nous ne sommes pas des chasseuses de vampires ou de monstres. Tout ce que je veux, c’est retrouver ma peau de pêche d’antan, une vie normale, ma… hum, quelqu’un à mes côtés et c’est tout. Ce n’est pas goût ou par passion que je cours de danger en danger avec vous. C’est juste pour en finir. Comment comptez-vous attraper ce fantôme, dites-moi ? Vous avez une pétoire adaptée encore ?”

On peut aussi simplement aller la voir pour lui parler mais j’ai peur de sa réaction…”

Dorothy l’interrompit doucement.

“Elle ne me fait pas peur, je peux la renvoyer dans les flammes qui l’ont brûlée si elle se montre trop grossière ou trop têtue…. Et si on demandait au pasteur ? Il sait peut-être quelque chose sur les indiens le bougre ? Depuis le temps qu’il hante son vieux clocher pourri…”

Les trois vagabonds se mirent à réfléchir un moment en silence avant que Norris ne reprenne la parole.

“Les fantômes peuvent parfois parler avec d’autres personnes mortes. Ca fait pas mal d’individus à interroger n’est-ce pas? On devrait réussir à en trouver un pour nous indiquer le chemin jusqu’au repère de cette sale bête emplumée!”

Voyant Dorothy si impliquée radoucit un peu Suzie. Quelle égoïste elle avait fait ! Ce n’était pas pour elle qu’elle se battait, bien sûr ! C’était pour celle qui n’avait rien à voir là-dedans, et qui avait partagé ses malheurs envers et contre tous. En une seconde elle avait changé d’avis.

“Si on peut lui parler, j’irai alors”, dit-elle d’un ton résolu.

Dorothy parla à nouveau en laissant son regard se promener sur la rue déserte en contre bas.

“On pourrait aussi continuer d’avancer. Après tout, les indiens semblent vouloir répandre la peur dans la région pour servir je ne sais quels horribles desseins. On finirait bien par se rapprocher du but non?”

Norris marmonna quelque chose.

“Qu’en pensez-vous miss Suzie? Ne devrions-nous pas…”

… Fuir?..” Termina Dorothy en indiquant du doigt quatre rangers fatigués en train d’attacher leurs montures devant l’hôtel.

Suzie écarquilla les yeux. Mon Dieu, cela ne finirait donc jamais ?

Suzie regarda tour-à-tour Dorothy et le Ranger. Elle essayait de jauger la situation et de réfléchir au plus vite.

“S’ils entrent, ils vont poser des questions. Et s’ils posent des questions, ils sauront que nous sommes ici. Je ne veux plus fuir. M. Norris, je n’ai rien contre vos amis, mais je sais que eux me veulent du mal. Si vous ne m’aidez pas, je serai obligée de les abattre. J’aimerais les mettre en joue et les désarmer sans bobo, mais de la manière dont vous m’avez décrit votre chef, je suis persuadée qu’il ne se laissera pas faire. Alors nous avons deux options et il faut agir vite : soit nous tentons ce plan, soit nous nous replions discrètement dans la maison aux fantômes, où ils ne viendront pas nous chercher… Dotty, je ne peux rien t’imposer. Quel est votre choix ?”

Dorothy ne quittait pas l’avenue des yeux. Pourtant, Suzie devinait sans peine sa mine boudeuse. La jeune fille avait toujours eu beaucoup de mal à supporter les imprévus et autres contrariétés de leur périple.

“Je propose qu’on les désarme et qu’on leur casse les jambes. Comme ça, on sera sûrs d’être tranquilles !

– Jamais de la vie, cracha Norris, ce sont des rangers, l’élite des armées du sud, sans me vanter. Ils ne se laisseront pas avoir. Nous aurions déjà eu de mal contre un seul ranger, alors quatre ! Non, c’est du suicide. De plus, il s’agit de mon équipe et il est hors de question que je m’en prenne à eux. Nous devons partir.

– Chez la folle furieuse de l’au-delà ? Que ferez-vous fasse à vos anciennes connaissances décédées lorsqu’elles viendront vous toucher de leurs mains incandescentes ? Vous croyez que…”

Dorothy s’interrompit. D’en bas, la voix grasse et rieuse d’Anna parvenait sans difficulté jusqu’à la chambre.

“Des étrangers ? Mais bien sûr ! J’ai justement un vieux bonhomme et deux jeunes femmes qui viennent de s’installer à l’étage. Oui, oui avec des marques bizarres sur le visage tout à fait. Comment le savez-vous ?

Lorsqu’elle entendit les voix en bas, Suzie prit peur. Elle avait trop tardé. Il n’était plus temps de réfléchir à où aller. Il fallait quitter la chambre et l’hôtel au plus vite. Même si son instinct la poussait à rejoindre Dorothy sur la conduite à suivre, elle savait pertinemment qu’ils ne réussiraient pas à se défaire des quatre rangers. Et puis Norris les aurait-il laissées agir ? Elle n’avait toujours pas confiance en lui. Elle savait qu’il suivait ses propres intérêts, qu’il n’était pas là pour l’aider elle, mais pour accomplir sa mission à lui.

Rapidement, elle organisa la fuite.

“Pas le temps de discuter, ils sont ici ! Dotty, jette un œil  par la fenêtre pour savoir comment une fuite rapide par ici pourrait s’organiser. Sauter à terre ? Grimper sur le toit ? Dis-nous quelle est la solution la moins risquée à ton avis. Norris, couvrez-la au cas où un des bonhommes serait resté en arrière ! Et filez vite, je serai sur vos talons ! Si on se perd, rendez-vous devant la maison des fantômes !”

Par acquis de conscience, elle risqua un œil rapide dans le couloir pour voir où en étaient les autres, et s’il n’y avait pas moyen de faire une diversion, de les amener sur une fausse piste pour permettre à ses compagnons de s’échapper.

Dorothy et Norris se précipitèrent vers la fenêtre, se disputèrent une seconde et finirent par se mettre d’accord sur le choix du toit. Voler les cheveux leur imposerait de quitter la ville au plus vite et Dorothy voulait visiblement se rendre chez Sarah. Norris avait évoqué avec pertinence que partir avec les chevaux de leurs poursuivants leur permettraient de se construire une confortable avance mais discuter avec la jeune fille était inutile et surtout risqué.

Il lui fit donc la courte échelle et se hissa ensuite sur les tuiles glissantes.

Pendant ce temps, Suzie jetait un œil dans le couloir. Il y avait plusieurs portes, trois de chaque côté et la leur était la dernière, côté droit. Dans le couloir, plusieurs choses attirèrent le regard de la chanteuse…

Il y avait tout d’abord une grosse lampe à pétrole servant à illuminer le couloir sans fenêtre. Les murs en bois brûleraient en un instant si cet objet venait à se fracasser contre l’un d’eux.

Une armoire trônait au fond du couloir. Si elle la faisait glisser jusque devant la porte de leur chambre, le couloir n’aurait plus six mais cinq portes.

Il y avait un long tapis sur le sol et Suzie pensa un instant pouvoir le tirer au bon moment pour faire tomber les hommes à la renverse dans les escaliers. Mais il faudrait beaucoup de sang froid pour tirer au bon moment.

Suzie remarqua également un couple de rat chahutant dans un seau. Les cheveux paniqueraient sûrement s’ils recevaient ce paquet là sur la tête! Et cela occuperait l’esprit des rangers.

Enfin, il y avait un groupe de quatre voyageurs dans la pièce à côté et Suzie pourrait les utiliser pour servir ses desseins.

Dans sa besace, les mouvements ondulants du crotale caressaient sa peur.

Suzie réfléchit à la vitesse d’un cow-boy sifflant son cheval. La lampe à pétrole était sans doute l’idée la plus fiable, mais elle n’était pas une meurtrière. Déclencher un incendie dans l’hôtel équivaudrait à sacrifier des innocents pour se sauver. Elle s’y refusait tant que c’était évitable.
Elle aurait pu tenter de convaincre ses voisins de chambrée de retarder les rangers, mais combien de temps cela lui prendrait-il ?

Non, malheureusement pour elle, pousser l’armoire lui semblait le plus évident, bien qu’elle eut sans doute plus de chance si Norris était encore là. Elle regarda en arrière à la recherche du ranger, puis pesta et tira l’armoire tant qu’elle put. Enfin, elle décida de caler une chaise sous la poignée pour ralentir un peu plus les hommes.

Une fois tout cela fini, Suzie passa la tête par la fenêtre pour voir où étaient ses compagnons, et après une bonne respiration, elle s’engagea à leur suite.

La porte s’ouvrant vers l’intérieur de la chambrette, Suzie n’eut aucun mal à coller l’armoire contre son cadre sans même que les gonds ne la bloquent. Ainsi, il faudrait sûrement plusieurs minutes avant que le camouflage ne soit éventé.

Soufflant les chandelles de la pièce, elle entreprit de se hisser sur le toit. Les tuiles glissantes finirent de souiller ses vêtements mais elle n’en était plus à se préoccuper de la façon dont elle était habillée.

Suzie vit au loin ses compagnons se faire la belle par les toits. Elle vit ensuite les chevaux des rangers, sagement abandonnés sous elle, et arrêta de réfléchir. Elle prit une grande inspiration et sauta afin de se retrouver à dos de canasson. Ses cuisses souffrirent un peu, et elle se vit un instant basculer et choir lourdement à terre, mais la chance qui l’avait si souvent snobée se montrait là à ses côtés. Ou peut-être se découvrait-elle des talents soudains pour la monte ?

Suzie ne savait pas encore s’il valait mieux mettre le plus de distance possible entre elle et ses poursuivants, ou se réfugier dans la maison aux fantômes. Elle en avait marre de fuir, et la curiosité la poussait inexorablement vers la demeure lugubre…

Norris et Dorothy avaient déjà commencé à se rapprocher de la maison de Sarah. Ne sachant pas combien de temps Suzie mettraient pour les rejoindre ni ce qu’elle avait prévu de faire, l’étrange duo avait continué son périple en se déplaçant de toits en toits. Désormais, à cours de maison qui pourrait leur servir de nouveau perchoir, Le Ranger et la gamine tentaient maladroitement retrouver le plancher des vaches en utilisant le vigoureux squelette d’une vigne grimpant figée le long d’une façade.

Dorothy s’immobilisa à mi-chemin, souriante et soulagée, elle venait d’apercevoir Suzie sur le toit.

Suzie eut à peine de temps de partager le soulagement de Dorothy. La gravité, pernicieuse force que rien n’émeut, décida soudainement et sans prévenir de se rappeler à son bon souvenir. Elle surprit donc la jeune femme dans son ascension, l’attirant violemment dans la seule direction que cette garce connaisse.

C’est ainsi que Suzie alla fracasser son jolie corps dans une flaque de boue gigantesque aux pieds de chevaux. Suzie tenta tant bien que mal de se rattraper à la crinière d’un cheval, mais elle le manqua d’un kilomètre. Heureusement, ses robes, ou le vêtement spécial qu’elle portait en dessous avaient amorti sa chute dans la boue. Si les gens de Tallahassee la voyaient à présent, ils se moqueraient bien d’elle !

Douloureuse rencontre que celle des fesses de la chanteuse et du sol ! Heureusement la boue est meuble et les dégâts seront légers.

Impossible que les rangers n’aient pas entendu le vacarme. D’autant plus que la jeune chanteuse se souvînt avoir crié en tombant… La ruse de l’armoire n’avait désormais plus aucune importance. Déjà on entendait de dehors des pas précipités marteler les marches de l’escalier. Dans une poignée de secondes ils seraient en bas.

Si elle ne faisait rien, c’en était fait de toute son épopée, et Dorothy deviendrait vite une jeune veuve éplorée (elle n’était pas sûre qu’on puisse parler de veuve dans cette situation, mais l’idée lui plaisait bien).

Du coin de l’œil, Suzie vit Norris entraîner Dorothy vers la maison hantée. En bon soldat, il s’en tenait au plan, coûte que coûte et imposait cette philosophie à une Dorothy pleurant d’effroi. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de la maison, encore trente seconde et ils y seraient….

Roulant à terre avec sa souplesse légendaire, Suzie alla se réfugier sous l’estrade en bois qui menait à l’hôtel. Paniquée, elle chercha rapidement un objet dans son sac en priant pour qu’on ne la découvre pas avant qu’elle ait trouvé un plan de secours.

Et puis elle trouva. Si jamais on la découvrait, elle n’aurait plus qu’un dernier recours…

Roulant dans la boue, Suzie se glissa sous les fondations de la cantina. Une pluie drue se mît alors à tomber comme si une force obscure avait voulu qu’elle se noie, cachée sous ce plancher vermoulu.

Il avait fallu très peu de temps pour que les Rangers se retrouvent à l’extérieur. La pluie les cueillir avec la douceur d’un coup de fouet.

Dans ses habits d’homme dix fois trop grands pour elle, Suzie pataugeait sans savoir qui de la boue ou des loques allaient l’étouffer en premier.

Les Rangers piétinaient frénétiquement la boue autour de leurs montures. Ils avaient évidement compris que leurs proies se trouvaient dans cette auberge et qu’elles avaient quitté les lieux par la fenêtre.

Mais Thompson ne fut pas long à reprendre le s commandes de sa troupe.

“Là, la fille part avec Norris. Elle semble le tenir. Il doit être sous la menace de quelques sortilèges ou d’une arme diabolique. Souvenez-vous, nous devons récupérer Norris vivant. Nous ne perdrons aucun soldats messieurs, et si ce n’est au front, nous ne laisserons personne derrière nous. “

“On dirait qu’elle  l’emmène vers cette grande demeure en haut de la butte,” osa un ranger une fois les chevaux calmés.

Suzie vit alors les bottes et leurs éperons quitter le sol, et les sabots reprendre le rythme du piétinement furieux.

“Alors en avant, » lança Thomson avant que le groupe ne se mette en marche et que leurs silhouettes s’éloignent sous la tempête.

Trempée et contusionnée, Suzie entendit grincer au-dessus de sa tête le pas lourd d’Anna avant que celle-ci ne retourne à l’intérieur de sa taverne, soufflant un râle de dépit et maudissant les étrangers stupides autant que ce temps de chien.

Zut ! Ils allaient s’en prendre à Dorothy ! Suzie ne pouvait pas les laisser faire. Tout mais pas ça !

Elle inspira une fois, deux fois, et s’extirpa de sa cachette boueuse une fois les chevaux partis. Son visage s’était fermé, crispé même. S’ils touchaient à un seul cheveu de Dotty…

Suzie vit les formes à cheval se diriger vers la maison aux fantômes, et leurs formes s’estomper derrière le rideau de pluie. Elle serrait l’effaceur de souvenirs dans une main, et sortit son pistolet dans l’autre.

Il fallait en finir une fois pour toutes. D’un pas ferme, la chanteuse suivit les hommes jusqu’à la maison. Elle comptait sur la pluie, ses talents innés et sur leur suffisance pour rester discrète jusqu’au bout.

Sans perdre une seconde, Suzie prit ses jambes à son cou pour devancer les rangers. Ces derniers, contraints de suivre la route, avaient perdu l’avantage de leur vitesse et Suzie ne doutait pas arriver avant eux.

Durant sa course effrénée, elle aperçut le vieux révérend sous le porche de son église. Une lanterne à la main, il suivait les cavaliers du regard et se mit en route lorsqu’il comprit quelle était leur destination.

Norris et Dorothy, se sachant poursuivis, entrèrent dans la maison en fracassant la porte. Suzie les vit pénétrer avec effroi dans l’inquiétante demeure alors qu’elle n’était qu’à quelques dizaine de mètres de ses compagnons.

La chanteuse avait présumé de ses forces et de sa rapidité. Sous la pluie battante, elle glissait, trébuchait, sans cesse. Quand elle atteignit la porte de derrière, les rangers avaient déjà mis pied à terre et s’approchaient lentement de la maison. Sarah avait du cueillir ces visiteurs incongrus à sa manière car les espions texans restaient figés, le yeux rivés sur la porte d’entrée.

Dans leur dos, le vieux révérend, trempé et rougeaud, vociférait des menaces et des mises en garde que lui seul pouvait entendre.

Suzie entra en serrant les dents de plus en plus fort alors que s’accentuait le couinement de la porte. Le silence à l’intérieur était saisissant. Les gouttes de pluie se fracassaient sur les carreaux sans faire le moindre bruit. Il n’y avait personne au rez de chaussé. Seulement les objets suspendus en l’air et un chant triste, fredonné par la voie d’un enfant.

Depuis l’intérieur, la chanteuse vit les rangers trempés éclairer de leurs lanternes quatre silhouettes vacillantes. Ils semblaient comme hypnotisés par les personnages qu’ils regardaient.

Sur le sol, les traces boueuses de Norris et Dorothy indiquaient qu’ils avaient pris l’escalier pour atteindre le premier niveau. Lentement, Suzie gravit les marches craquantes une à une alors que le fredonnement se faisait plus distinct.

A mi-chemin, elle s’aperçut qu’elle était suivie par Erdmann. Calme, le regard interrogateur et le pas léger, il mit l’index sur ses lèvres pour suggérer le silence à la jeune femme. Arrivée en haut, c’étaient Burns, Trent et les moines fusillés qui attendaient Suzie. Tous lui indiquèrent la pièce où menaient les traces.

Dans la salle absolument vide, elle retrouva ses compagnons. Norris, son long revolver braqué d’une main tremblante, faisait face à une superbe jeune fille brune dans sa robe du dimanche. Parfaitement translucide, elle flottait à quelques centimètres du sol, ses pieds nus orientés vers le plancher. Il n’y avait aucune expression sur son visage, quoi qu’en regardant bien, Suzie crut y déceler de la curiosité.

Dorothy était dans un coin de la pièce. Visiblement moins choquée que le vieux ranger, elle se tenait droite, sereine, les bras le long du corps mais les mains parcourues d’arcs électriques.

Le fredonnement cessa brusquement et le fracas de l’eau sur les vitres se fit à nouveau entendre.

L’apparition flotta alors doucement vers la chanteuse et toucha les marques sur son visage en fronçant les sourcils.

“Suzie, dit calmement Dorothy, je te présente Sarah.”

Le fantôme de Sarah semblait subjugué par les traces sur la peau de Suzie. Le contact de ses doigts transparents était brûlant et la chanteuse se mordit la lèvre pour ne pas hurler.

Suzie se demandait ce qu’elle avait en commun avec ce… cette… chose. Se put-il qu’autrefois, Sarah fut vivante, et… comme elle ? Suzie deviendrait-elle comme Sarah si Bras Noirs l’attrapait ?

Dans un coin de la pièce, Dorothy appelait son amie d’un ton interrogateur. Comme si elle voulait l’entendre dire “tout va bien. Ne t’inquiète pas.” Mais Suzie était incapable de répondre et la voix de son amie se fît de plus en plus lointaine.

Elle n’avait pas peur. Au-delà du contact douloureux de la chose, elle savait que celle-ci ne lui voulait aucun mal. Le décor changea lentement autour d’elle. Les murs ternes de la chambre vide firent place à une belle journée ensoleillée à l’entrée du village. Les paysans accueillaient des indiens à cheval d’abord avec crainte puis en faisant du troc et en échangeant alcool et nourriture, riant de leur incapacité à se comprendre et minant maladroitement leurs phrases.

Un peu à l’écart et toujours sur son cheval, Bras-noirs était là. Il fixait Sarah d’un air bienveillant qui fit froid dans le dos à Suzie. Sarah était vraiment très jeune. Peut-être plus encore que Dorothy et au moins aussi belle. Alors qu’elle tournait dans tous les sens pour observer cette scène, Suzie entendit la voix sépulcrale du spectre dans sa tête.

C’était insensé. ou pas finalement. Suzie finit par se dire que cette mise en scène n’était que l’aboutissement de toute la folie qu’elle avait vécu depuis son réveil dans la neige. Ca y est, elle était complètement folle à présent. Nul doute. Bras Noirs avait eu ce qu’il voulait.

“L’indien que tu cherches s’appelait autrefois Natepnatep lenovektavak. “Celui qui marche sans cesse aux côtés du maître.” En 1863, il a suivi un dénommé Raven, “le cordeau”, dans un cimetière micmac afin de réaliser un étrange rituel. Raven voulait libérer des choses immondes qui dormaient en enfer, il les appelle les Juges. Ce Raven voulait ainsi rendre ses pouvoirs au peuple indien. Mais il y a longtemps, ce sont ces mêmes peuples indiens qui ont renoncés à leur force pour emmurer ces horreurs… Il a donc dû les trahir.”

Suzie fut choquée. Tout ce que racontait M. Patterson, qu’elle n’avait pas compris à l’époque, qu’elle n’avait même pas écouté.. . Elle en retrouvait à présent les stigmates dans les pensées du spectre. Raven, ce non, elle l’avait déjà entendu, mais cette sotte ne se rappelait même plus à quelle occasion. Tout ceci ne semblait signifier qu’une seule chose de toute façon : elle était tombée sur quelque chose de bien trop gros pour une simple chanteuse de Floride. Quelle mouche avait piqué son employeur quand il l’avait engagée elle pour ramener Bras Noirs ?

Bras-noirs descendit de cheval et parla avec Sarah. Il lui parla en bon anglais d’immortalité et de pouvoirs incroyables de guérison. Les yeux de Sarah étaient plein de fascination et de joie. Pendant des heures, l’indien traça ses odieux symboles sur le sol devant une Sarah émerveillée qui notait avidement chaque contour et chaque parole sur un carnet.

En bas, dans le village, la fête allait bon train et cette rencontre entre deux peuples ennemis aurait pu faire chaud au cœur de la jeune femme si elle avait ignoré qu’il s’agissait d’une odieuse mise en scène.
“Son terrible sacrilège coûta la vie à bien des blancs qui furent torturés et tués pour satisfaire les besoins du sombre rituel. Quand ce Raven eut fini ses incantations, un portail s’ouvrit sur l’enfer et il s’y engouffra avec ses disciples. Ils y restèrent trois joueurs selon le temps de notre monde mais là-bas, dans l’immonde tanière de Satan, cela dura des mois.

Ses disciples et lui tuèrent les esprits de leurs ancêtres et libérèrent les Juges, assoiffés de la peur des mortels dont ils s’abreuvaient jadis. Ainsi la magie est revenue sur le monde et en même temps qu’elle, des horreurs indéfinissables… Comme moi, comme ce que je suis devenue.”

Des horreurs, le monstre tentaculaire, le démon dans l’église, les fantômes… Mais qui pouvait décemment croire qu’elle avait un rôle à jouer dans cette histoire ?

Le révérend arriva alors, sans doute avait-il suivit Sarah, et jeta bras-noirs à terre en effaçant du pied les signes qu’il avait dessinés au sol. Bras-noirs s’enfuit alors vers les siens et Sarah, son visage en larmes enfouit dans ses mains, courut s’enfermer chez elle.

“Quand ils revinrent dans notre monde, les disciples de Raven obtinrent de nouveaux pouvoirs. Une forme de chamanisme corrompu et sinistre. En échange, et en souvenir de leur trahison et du sang qu’ils auront à jamais sur les mains, leurs avant-bras se couvrirent de noir. Leur peuple les appelle les derniers fils.

L’indien que tu traques, l’indien qui a fait de moi un monstre, est l’un d’eux.”

Suzie voulut parler, dire “mais ce n’est pas moi qui le traque, c’est l’inverse… je… je ne suis qu’une pauvre chanteuse de Tallahassee… tout cela ne me concerne pas…”

Suzie avança dans le temps, elle vit Sarah étudier les symboles à la lumières des bougies, et se servir de ses propres pouvoirs pour les utiliser. Les résultats étaient incroyables et la jeune huckster soignait les animaux de sa ferme en les touchant du bout des doigts. A peine restait-il sur leur pelage une trace de brûlure à l’endroit où elle les avait touchés.

“Aujourd’hui, il se fait appeler Serres-de-nuit. Il a promis à Coyote d’ouvrir à nouveau les portes de l’enfer pour en faire sortir une armée formidable capable de nous chasser et de lui rendre ses terres. Je n’ai pas réussi à dominer les pouvoirs de ce diable, mais j’ai construit une connexion avec son esprit. Je ne pense pas qu’il en ait eu conscience mais je sais tout de lui, je sais son passé et je sais son futur, celui qu’il souhaite…

Je sais qu’il ment à Coyote, qu’il n’a aucune intention de lui venir en aide. Son armée n’a qu’un objectif: répandre la peur dans les territoires contestés pour la plus grande gloire des Juges.”

Suzie vit alors les longues nuits de danse de Sarah, tentant de reprendre le contrôle d’un pouvoir qui lui échappait et qui causait de grands dégâts autour d’elle, elle travaillait sans relâche s’enfonçant de plus en plus loin dans ses recherches et, en même temps, dans la folie.

Suzie assista enfin à la terrible mise à mort de la jeune fille et vit le révérend prendre ses os noircis par le feu pour les enrouler dans un linge imbibé d’eau bénite et les jeter dans un fossé à l’écart du village.

“Toute la région connaît des événements terribles comme cette chose tentaculaire que tu as vue ou ce monstre dans le monastère. Et des enlèvements de jeunes filles blanches aussi… Il te cherche, il a besoin de ton sang pour ouvrir la porte du Diable. Mais bientôt, tu ne lui seras plus nécessaire  il a préparé une autre jeune fille. Elle s’appelle Scarlett et tu l’as déjà croisée. Elle attend dans une grotte d’être sacrifiée…”

Scarlett… Mon dieu, comment Suzie pouvait-elle, même sans le vouloir, passer son fardeau à une autre. Endurerait-elle les mêmes souffrances, les mêmes angoisses ? Connaîtrait-elle les mêmes plaisirs aussi ? Suzie ne pouvait pas supporter ça. Elle ne le laisserait pas faire.

« Serres-de-nuit patiente lui aussi avec ses guerriers, dans une grotte pleine de prisonniers. Il attend que le rituel soit complété. Il attend de libérer ses monstres. »

Autour de la chanteuse, la pièce vide repris sa place et elle entendit à nouveau Dorothy l’appeler.

“Ça va Suzie ? Tu m’entends”

Oui, Suzie l’entendait. Mais elle n’y fit pas attention car dans sa tête, tournait encore la dernière phrase de Sarah:

“Mais je sais où il se cache…”

Suzie avait retrouvé ses esprits. Enfin, le pensait-elle. La folie n’était jamais très loin, elle arrivait doucement. Mais pour un moment au moins la réalité reprenait un peu le dessus. Lui laisserait-elle le temps de finir ce qu’elle avait à finir ?

Suzie se tourna vers Dorothy, le visage résolu.

“Il faut que j’y aille, Dotty. Je dois le faire. Sinon, c’est une autre qui souffrira, et tout cela n’aura servi à rien. J’espère que tu me comprends. Veille sur toi. Je t’aime. Je reviendrai si je le peux.”
Puis elle regarda Norris sans compassion.

“J’ai besoin de vous, ranger. Et de vos amis aussi. La donne a changé.”

Suzie descendit l’escalier principal, droite, ferme. Elle vit les quatre rangers à l’entrée de la demeure et brandit l’étrange machine qui faisait oublier.

“Ecoutez-moi ! Je ne suis plus votre ennemie ! Il est en train d’en préparer une autre. Si vous me tuez, Serres-de-Nuit aura gagné. Vous ne pourrez jamais le trouver avant qu’il accomplisse son rite impur. Je sais où il est. Accompagnez-moi et aidez-moi. Nous n’aurons pas à nous faire confiance. Juste à combattre un ennemi commun !”

Suzie souriait. Ces durs n’avaient même pas pu entrer dans la maison ! Elle pensait avoir l’ascendant sur eux. Elle espérait que sa détermination éclaterait au grand jour et les convaincrait. Ca et l’appareil étrange dans la main.

Les formes qui faisaient face aux quatre rangers se tinrent immobiles lorsque Suzie commença à parler dans leur dos. Trempée jusqu’à l’os, elle lança ses arguments comme Patterson aurait vidé son chargeur.

Les texans tenaient leurs armes braquées sur son visage. Le long des canons, l’eau gouttait comme autant de larmes. Norris sanglotait aux côtés de Suzie. Jamais il ne devait l’avouer mais Suzie était sûr que le vieil homme avait tremblé pour elle.

Le temps s’étira.

“C’est un agent !” criant un beau jeune homme barbu qui serrait contre sa poitrine son étoile de ranger. “Elle tient une de leur machine infernale!”

Il aurait sûrement fait feu sur la chanteuse si Thompson n’avait levé la main en signe d’apaisement. Son chapeau faisait plus office de parapluie que de couvre-chef, et c’est le visage trempé par la pluie battante qu’il s’adressa à ses hommes.

“Elle a raison nous nous trompons de cible. Il peut préparer d’autres fille, n’importe quelle femme blanche pourrait lui servir de médium. Allons-nous tuer toutes les femmes blanches pour l’empêcher de nuire?”

Lentement, et au grand soulagement de Norris, les rangers baissèrent leurs armes.

“Capitaine Norris, récupérez les montures avec lesquelles vous êtes arrivés ici. Si cette jeune femme peut nous mener à l’indien aux bras-noirs, nous la suivrons.”

Ils remontaient en selle et faisaient volteface quand le révérend arriva, leur barrant la route de ses bras en croix.

“Qui que vous soyez quittez ces lieux de perdition ! Le Diable habite ces murs pauvres fous ! C’est la damnation qui vous attend ici!

– M’est avis que tu devrais la brûler cette bicoque vieux fou, le railla Thompson, ainsi tu pourras sécher tes robes!”

Suzie lança un regard noir à Thompson. Leur “accord” ne lui permettait pas d’ainsi bousculer le représentant de Dieu. Malgré tout ce qu’elle avait vu, Suzie continuait de croire que Dieu avait une place en ce monde. Que c’était peut-être à travers elle qu’il agissait.

“Laissez tomber, Thompson. Révérend, je crois que Sarah ne vous embêtera plus.”

Et les cavaliers partirent en riant vers l’auberge d’Anna où Norris et Suzie se trouvaient déjà, laissant le vieux prêcheur seul au milieu du minuscule halo de lumière de sa lanterne.

Thomson prit la décision de passer la nuit dans la cantina. Trempé comme ils l’étaient, fourbus et affamés, partir de nuit sous la tempête ne leur aurait rien apporté.

Dorothy arriva peu après, la mine boudeuse et le cheveu collant.

Les cinq rangers réunis firent sécher leurs vêtements et allèrent se coucher. Suzie et Dorothy en firent autant dans la chambre dont l’entrée était cachée par l’armoire. L’endroit leur revenait à elles seules désormais et elles purent enfin s’enlacer passionnément.

Suzie se coucha auprès de Dorothy et lui caressa les cheveux.

“Tu me comprends ? Tu m’en veux ? Je ne peux tout de même pas t’emmener à la mort. Tu ne mérites pas ça. Tu es la seule chose qui m’a fait tenir depuis mon évasion. Combien de fois ai-je cru devenir folle, ou mourir. Combien de fois ai-je voulu laisser tomber ? Le sort du monde ne m’intéressait pas. Et à chaque fois je voyais ton visage. C’est ce qui m’a aidé à tenir, Dotty, et je félicite ce salopard de chaman de t’avoir mis sur ma route. Mais là, c’est la fin. C’est plus dangereux que tout. Ce sera lui ou nous. Tu me comprends ? Donne-moi juste le courage d’aller au bout et de revenir, tu veux ? Et cherche-nous un coin tranquille, où nous serons tranquilles, où aucun indien ni cowboy ne viendra nous chercher !”

Assis dans un coin de la pièce, le fantôme de Sarah fixait Suzie d’un air apaisé tandis que par la fenêtre, la lueur d’un vaste bûcher lui parvenait. En haut de la butte, au bout du village, la maison de Sarah brûlait. Entre les roulements du tonnerre, Suzie crut entendre les cris et les chants de joie du pasteur.

Suzie passa la nuit à se demander ce qu’il allait encore pouvoir bien arriver. Elle pourrait écrire une dizaine de livres si elle survivait. Elle pensa “je le fais pour toi aussi, Sarah, va en paix !”

Suzie ouvrit les yeux sur un soleil éclatant. Elle sauta dans ses vêtements et se rendit dehors en chipant un morceau de pain qui traînait sur une table. Tous les villageois étaient dehors en train de contempler les cendres de la bâtisse maudite.


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